Après Alice au pays des merveilles et Le Livre de la Jungle, Disney continue de puiser dans son répertoire de films animés pour proposer des remake en chair et en os. On ne s’étonnera pas du choix de La Belle et la Bête. Symbole du renouveau du studio une époque où il était en crise (voir, à ce sujet, le passionnant Waking Sleeping Beauty), ce dessin animé de 1991 s’était déjà incarné sur scène à la fin des années 1990 dans un musical qui installa Disney comme l’un des producteurs phare de Broadway. Au-delà du coup marketing certain et du peu de risques encourus (le film a battu un record au box-office américain dès son premier week-end), on peut voir aussi dans cette Belle et la Bête une volonté de renouer avec les grandes heures de la comédie musicale hollywoodienne. Ambition clairement affichée lorsque Belle tournoie sur une colline comme Julie Andrews dans La Mélodie du bonheur. Ambition qui se poursuivra prochainement avec le sequel de Mary Poppins et les adaptations de La Petite Sirène et de Aladdin. Car au fond, La Belle et la bête est avant tout une aventure musicale. Sa réussite, le dessin animé le doit surtout au librettiste Howard Ashman (mort du sida au moment de la sortie du film) qui vint à la rescousse d’un projet moribond qui traînait dans les tiroirs depuis les années 1940. Avec l’aide du compositeur Alan Menken, son complice de La Petite Boutique des horreurs, il réécrit entièrement le script, redonne à la Bête un rôle central et applique les recettes de Broadway comme expérimenté sur La Petite Sirène. Tableaux spectaculaires, solos saisissants, « conversations chantées » : tout y est. Les clins d’œil à la culture française, si chic pour les anglo-saxons, et la chanson titre interprétée par Céline Dion firent le reste.
C’est la fête !
Pourtant, n’est pas Minnelli qui veut. Le plus gros handicap de cette production reste son réalisateur, Bill Condon, qui est loin d’avoir le génie et la créativité des grands maîtres hollywoodiens. Sa mise en image relève trop souvent de l’illustration avec comme but premier de réussir le passage aux prises de vues réelles sans (trop) trahir l’esprit du dessin animé. L’exercice est, certes, périlleux (beaucoup de bandes dessinées, par exemple, se sont cassées les dents sur grand écran). Mais ce que l’on pourrait mettre sur le compte de la prudence fait plutôt ici office de paresse quand le fond même de l’histoire invite justement à l’exploration formelle. On imagine ce qu’aurait pu faire un Guillermo del Toro, un temps pressenti. De Dreamgirls, Bill Condon a néanmoins retenu une leçon : la musique peut être traitée comme un personnage à part entière, voire comme un élément de scénographie. Omniprésente du début à la fin, la partition de Menken sert ainsi de guide à une caméra qui va en épouser toutes les modulations et humeurs. Certains pourront trouver dans cet héritage des clips MTV un manque de subtilité (on est quand même loin de l’hystérie d’un Baz Luhrmann), mais il faut reconnaître une efficacité dès qu’il s’agit de provoquer l’émotion et d’accentuer le spectaculaire. De fait, les numéros attendus (comme « C’est la fête », « Histoire éternelle ») ne déçoivent pas et apportent l’effet escompté : un festival d’images et de musique où le trop-plein est là pour susciter l’émerveillement. Pour l’occasion, Alan Menken a d’ailleurs fait appel à Tim Rice pour co-écrire de nouvelles chansons qui cherchent à apporter un peu plus de relief aux personnages… tout en espérant au passage une nouvelle nomination aux Oscars. On s’étonnera juste qu’ils n’aient pas réutilisé les titres composés pour la version de Broadway, pourtant bien supérieurs (on pense notamment au solo de la Bête — « If I Can’t Love Her » — échangé, ici, pour une pâle copie).
Emma Watson, une Belle en demi-teinte
Le casting des films musicaux résulte souvent d’un compromis entre le côté bankable des acteurs et leurs capacités vocales. À côté des voix cinq étoiles qui doublent les habitants du palais (Emma Thompson, Ewan McGregor, Ian McKellen) et des excellents personnages secondaires (Kevin Kline, Luke Evans ou encore Josh Gad), Emma Watson dans le rôle-titre est sûrement celle qui est le plus attendue au tournant. Un peu en-dessous vocalement (quand on a en tête les prestations à Broadway de Susan Egan et de Toni Braxton, la comparaison est douloureuse), elle parvient néanmoins à gommer l’aspect édulcoré de son personnage pour mettre en avant sa détermination et ses élans féministes. Moins lisse qu’on aurait pu le penser, elle convainc surtout dans la première partie avant de se faire voler la vedette par les objets du château à l’humour implacable et techniquement irréprochables. Mais c’est surtout avec la Bête que le film se trouve confronté aux limites d’un tournage en prises réelles. Plutôt que de suivre la voie d’un Cocteau et de miser sur la transformation d’un acteur par la seule magie du maquillage, Condon préfère opter pour des images de synthèses mêlées au visage de Dan Stevens. On y gagne certes en rendu (quoique….) mais on perd, au passage, beaucoup de poésie et d’incarnation. Ces réserves amenées par l’esthétique du film sont d’autant plus frustrantes que cette version, beaucoup plus riche qu’elle n’en a l’air, n’est pas qu’un simple copier-coller bêta. C’est un peu comme si, dépourvue du filtre de l’animation, l’histoire s’autorisait enfin à voir de l’autre côté du miroir.
Une version plus adulte
Le film aura certainement l’effet d’une madeleine de Proust pour les générations qui ont grandi avec les airs et images de ce classique Disney. Et dans un juste retour des choses, cette nouvelle version semble s’adresser à ces spectateurs devenus adultes, capables désormais d’encaisser un peu plus de noirceur et d’ambiguïté. Le prologue, déjà, donne le ton. Originellement raconté sous forme de vitraux, il s’incarne désormais par l’entremise d’une fête baroque où l’image du Prince en sort ternie et le sort qui lui est jeté, plus que justifié. Mais c’est surtout dans l’histoire d’amour que le décentrage est le plus flagrant. Cassant les codes du genre, elle a moins à voir avec l’idéalisme aveuglé qu’avec la rencontre de deux solitudes qui trouvent un terrain d’entente dans un deuil partagé.
Conte sur la différence où les personnages ne se sentent jamais à leur place et cherchent une légitimité (c’est tout le sens de cette séquence onirique dans une chambre de Montmartre), La Belle et la Bête a toujours porté un sous-texte plus ou moins crypté sur la tolérance et contre les préjugés. Howard Ashman lui-même n’hésitait pas à voir dans le sort de Bête une allégorie du Sida avec ces idées d’exclusion et d’espoir d’une guérison magique. Depuis, vingt-cinq ans ont passé, le statut des princesses Disney a évolué, et le film peut véhiculer ses messages de manière beaucoup plus directe. Belle assume son statut de femme libre, se donne le droit de choisir son mari et d’accéder au savoir (on la voit apprendre à lire à une autre fillette du village sous le regard horrifié des hommes). En revendiquant sa passion pour Gaston (qui, finalement n’est pas assez bien pour lui), LeFou devient aussi le premier personnage ouvertement gay de l’univers Disney, non sans avoir provoqué la polémique dans certains pays. On ne s’étonnera pas non plus, que le libraire, symbole de culture et d’émancipation, soit incarné par un acteur afro-américain. En somme, comme le dit la commode à un villageois heureux d’avoir été travesti, la morale de cette Belle et la Bête pourrait être : « Soyez libre d’être qui vous êtes. » Et, dans l’Amérique de Trump, cela fait plutôt plaisir d’entendre ces voix dans un blockbuster familial.