Le décor et les personnages d’Earwig ont d’emblée quelque chose d’intimidant. Gardée par une sorte de majordome dans un grand appartement vide aux volets clos, une enfant joue sur le rebord intérieur d’une fenêtre avec des morceaux de papier journal qu’elle froisse et porte à sa bouche. Le jour filtré par les persiennes vient éclairer ses lèvres trempées et lui donne des allures de créature vampirique. Outre l’étrangeté macabre du portrait, ce qui saisit tient à la façon dont la lumière sur la bouche bleutée contraste avec le chemisier orangé que porte la fillette – à plus large échelle, l’obscurité froide de l’appartement est toujours adoucie par les lumières chaudes des appliques murales qui éclairent faiblement les lieux. C’est dans cet univers à la fois feutré et dérangeant qu’évoluent silencieusement Albert et Mia, dont les prénoms ne sont révélés que tardivement. Faute d’entendre leurs voix, les autres sons sont amplifiés, comme si, en s’accoutumant à l’obscurité, l’œil transmettait à l’oreille son pouvoir d’acuité. Les respirations, claquements de dents et autres bruits de mastication, particulièrement audibles, nourrissent une espèce de bourdonnement magnétique.
Au milieu de ces sons bien « réels », une réminiscence sonore envahit l’espace à plusieurs reprises, le plus souvent quand Albert contemple les verres à pied de sa grande armoire vitrée. Tandis que surgit la mélopée d’un index jouant sur le bord d’un verre en cristal, les parois des verres se confondent en gros plans avec des visages fantasmés, dans un jeu de lumières miroitantes. Le son aqueux et lancinant est prolongé au montage par la musique d’Augustin Viard, qui compose une mélodie aux ondes Martenot. Dès le générique d’ouverture, elle façonne une bulle hypnotique qui brouille les frontières du monde éveillé, entre rêve et cauchemar. La séquence la plus marquante à cet égard est sans doute celle du train dans la dernière partie du film. La musique resurgit dans un plan de la voie ferrée engloutie dans un brouillard opaque. À mesure que la nuit tombe, les paupières de passagers s’alourdissent, et les nôtres avec. C’est assez rare pour le préciser : l’état de veille atypique installé par le film n’est pas dû à un effet soporifique involontaire, mais résulte bel et bien de sa mise en scène. Le montage alterné et la musique entêtante permettent d’accroître le sentiment que la brume, en s’épaississant, agit sur les différents passagers et déverrouille les voies d’un onirisme nébuleux.
Songe gris
Adapté du livre de Brian Catling, Earwig se traduit en français par perce-oreille. Dans sa symbolique, l’insecte est justement associé au domaine du cauchemar, plus précisément à la mort et à l’oubli – le perce-oreille serait ce qui, en suçant la cervelle, « détruit les souvenirs, mange les rêves ». L’allégorie prend toute sa consistance quand on comprend qu’Albert occupe une place plus complexe qu’il n’y paraît dans la vie de Mia, au-delà de son rôle de simple « gardien ». Recroquevillé sur son lit ou assis la tête entre les mains, Albert est de plus en plus sujet à un trouble invisible, comme si un acouphène brouillait ses sens et l’empêchait de garder un cap. Des silhouettes féminines le hantent et échangent leurs visages – une femme disparue, une autre qui pourrait la remplacer. Le personnage se craquelle, et avec lui l’archétype du majordome sans passé ni futur, austère et silencieux.
Lucile Hadžihalilović a le mérite de ne tomber à aucun moment dans une psychologisation outrancière. Aménageant plutôt un véritable territoire d’expérimentation plastique et picturale, la cinéaste offre une incarnation aux démons d’Albert. Le personnage d’une femme défigurée tisse progressivement sa propre ligne narrative, surgissant dans le récit certes comme une perturbation mentale, mais avant tout comme un être de chair qui, par ses apparitions, disloque la cohérence spatio-temporelle du film. Par l’entremise d’un même plan qui fait se croiser les deux arcs narratifs et qui questionne l’exacte chronologie des événements en revenant à deux moments distincts, Hadžihalilović produit un effet de circulation au sein d’un film pourtant quasi exclusivement composé de plans fixes. Ce parti pris permet à Earwig de développer son rythme si singulier, donnant le sentiment que tout est figé, mais également que la plus imperceptible des agitations œuvre ailleurs, à un autre niveau de conscience.