Dix huit ans après sa sortie en salle, La Bouche de Jean-Pierre, le premier film de Lucile Hadzihalilovic, est enfin disponible en DVD ; l’occasion de (re)découvrir cet étrange moyen-métrage, marqué par la patte de Gaspar Noé (compagnon de la réalisatrice), mêlant réalisme brut, expérimentation plastique et poésie du désespoir.
Après le suicide raté de sa mère, la jeune Mimi est prise en charge par Solange, sa tante et le petit ami de celle-ci, un taiseux prénommé Jean-Pierre. Sur cette idée pour le moins ténue, Lucile Hadzihalilovic brode le portrait d’une fillette introvertie, victime du désir incestueux de son « oncle » et témoin silencieux de la déliquescence morale d’une certaine France. Car à l’instar de Gaspar Noé (cadreur sur le film), la metteur en scène embrasse les principes de la fable pour conter son récit. Indistinction spatio-temporelle (le panneau « aujourd’hui en France » sert d’introduction), moralité finale, symboles omniprésents, La Bouche de Jean-Pierre répond aux critères fabulistes. Sorte de petite Alice (elle lit le roman de Lewis Carroll tout au long du film), immergée dans un quotidien sordide, pièce rapportée inadaptée à sa famille d’accueil, Mimi subit le monde des adultes, leurs perversions et leur cruauté. Le visage de l’actrice Sandra Sammartino, symbole de l’innocence confrontée à une brutalité inouïe (images pornographiques, attouchements, isolement), fait merveille. Son impassibilité apparente laisse toutefois affleurer un large spectre d’émotions, les mêmes qui tenaillent le public face au spectacle monstrueux du naufrage d’une enfant.
Sa lente descente aux enfers fait écho à celle de sa mère, une accro aux antidépresseurs, suicidaire récidiviste, inapte à tenir son rôle familial. Ce jeu de miroirs, souligné par le montage, est aussi l’occasion pour le film d’assumer pleinement son esthétique giallesque. Le soin maniaque des éclairages (le jaune et le vert dominent le métrage, jusque dans les moindres détails), les très gros plans, le travail sonore visant la dramatisation à travers les bruits du quotidien, relèvent autant du clin d’œil cinéphile que de l’appropriation réussie du genre. Lucile Hadzihalilovic a intégré les codes du giallo, tout en choisissant un terrain scénaristique bien différent. Pas de meurtre à l’arme blanche dans La Bouche de Jean-Pierre mais plutôt la lecture pessimiste d’un drame familial, atrocement banal, d’autant plus choquant qu’il pourrait se dérouler à quelques mètres de nous.
Cette estampille « fait divers », portée par une réalisation singulière impose le film comme une référence pour tous les aficionados de Noé. Très impliqué dans le projet, le cinéaste a posé son empreinte sur de nombreux plans (un travelling circulaire par exemple) mais l’absence de violence graphique, remplacée ici par une triste poésie, fait de La Bouche de Jean-Pierre une proposition de cinéma immersif et plastique, un numéro d’équilibriste auquel la réalisatrice se prête, avec succès.
Malheureusement, le discours politique sous-jacent (les diverses expressions du racisme) alourdit certaines séquences, les plombe d’un moralisme à deux sous, un écueil déjà sensible dans le travail de Noé. Les petites gens de banlieues y sont xénophobes, ils s’y abreuvent d’émissions télé abrutissantes et s’y révèlent des déviants incestueux, victimes de la misère sociale qu’ils subissent chaque jour. Tandis que la narration centrée sur Mimi brille par sa subtilité et sa pudeur, l’outrance et la simplification squattent l’arrière-plan sociétal du métrage. Étonnant de voir cohabiter au sein du même projet finesse psychologique et opinions bourrines, c’est pourtant l’étrange attelage proposé par Lucile Hadzihalilovic.
Le DVD, édité par Badlands dans sa collection 1Kult, propose quelques bonus intéressants (interviews des acteurs, de la réalisatrice, des producteurs,…) parmi lesquels on peut découvrir la bande-annonce d’Innocence (deuxième et dernier long d’Hadzihalilovic à ce jour). Force est de constater que le travail de cette réalisatrice méritait une remise en avant, c’est maintenant chose faite.