Évolution était attendu, près de 10 ans après Innocence, le premier film de Lucile Hadzihalilovic, qu’il prolonge : c’est un autre traitement de l’innocence (et de sa perte) à travers le portrait non plus de petites filles mais d’un petit garçon, Nicolas. Nous sommes sur une île sans spécifications de lieux ou de temps, peuplée de mères et de leurs fils.
Si le titre du film peut sembler emprunter au récit d’apprentissage, il réfère davantage à un programme fantastique, car l’évolution désigne ici un changement progressif de position ou de nature, une métamorphose. Conservant un univers pour la plupart féminin et fantastique, la réalisatrice française poursuit une exploration de la gestation entre onirisme réaliste, science-fiction et épouvante.
L’eau des rêves
Le film s’ouvre par la plongée d’un petit garçon dans les fonds marins en maillot de bain rouge, couleur qui rythmera le motif de la plaie : Nicolas croit avoir vu un enfant mort, et en remontant à la surface, court chercher la protection de sa mère.
La première partie du film dresse le cadre général d’un lieu utopique brassé par le vent et une mer grondante qui installe une menace sourde, et d’un espace très découpé, clinique – ainsi les murs blancs des maisons et leurs intérieurs rectangulaires augmenté par les surcadrages. La relation du petit garçon à sa mère est elle aussi clinique puisque la mère, principalement nourricière, administre un traitement au garçon.
Malgré un cadre en apparence quotidien et familial, Hadzihalilovic distille des éléments d’une inquiétante étrangeté par l’entrelacement des genres réalistes, fantastiques et science-fictionnels, assurée par des motifs plastiques, poétiques et psychanalytiques dont la mer/mère est le cœur.
L’attention aux couleurs et aux mouvements fait tout l’intérêt de cette première partie et il est possible de comprendre le terme « évolution » dans un sens cinématographique : c’est l’évolution gracieuse, légère, lente des vivants dans l’eau, comme en témoigne les plans sous-marins dans une veine à la Jean Painlevé (pour la dimension naturaliste onirique, voir aussi tout le répertoire d’animaux visqueux filmés en gros plan) ou Jean Vigo ; mais c’est aussi l’action de parcourir un espace, comme les plans terrestres où la mère et le fils arpentent des lieux déserts. Ces plans contribuent à faire pénétrer dans un espace mental, fantasmatique.
L’eau de la gestation
Le film radicalise son espace clinique dans sa deuxième partie consacrée à l’hospitalisation de Nicolas, tout en filant l’espace liquide : bocaux et caissons d’eau se substituent à la mer, poursuivant une métaphore gestative. Des petits garçons subissent des échographies et des mystérieuses opérations : on appréhende alors comment l’« évolution » désigne aussi les troupes d’infirmières qui, selon un mouvement concerté, ordonné, agissent pour prendre une nouvelle position selon le terme militaire, mettant en œuvre une procréation manipulée par des transplantations opérées sur les corps. Cette révolution génétique renvoie alors au plus strict terme « évolution » – à savoir le développement d’un organisme.
Le film de Lucile Hadzihalilovic à la richesse chromatique et plastique et au climat légèrement anxiogène, mais continu, imagine ainsi un monde sans hommes où les femmes contrôleraient et désexualiseraient la procréation, désormais dévolue aux petits garçons. Les femmes-mères sont en effet montrées s’adonnant à des rituels sexuels panthéistes dans une ronde évoquant des mouvements de transe organique du Sacre du Printemps de Stravinski dans la version chorégraphiée par Pina Bausch.
Si le film, tourné en cinémascope, surprend principalement par sa force plastique, picturale, et par sa dimension sensitive, la dimension poétique, comme la mise en scène, y est verrouillée par un système (ainsi, le motif de l’étoile de mer analogique de la lumière du bloc opératoire), et la thèse (féministe ? visionnaire ?) demeure difficile à appréhender alors qu’il concerne le cœur même du projet de Hadzihalilovic : les femmes y sont des créatures étranges, hybrides, menaçantes ; une forme d’impasse y est formulée par la nouvelle forme de gestation qui ne prend pas en compte la relation à l’origine de l’être humain, comme en témoigne l’esquisse de relation entre une infirmière et Nicolas. C’est ce qui peut sembler le plus paradoxal pour le cinéma clinique, tout en plans fixes, que constitue Évolution. À ce titre, un plan semble bien résumer le projet du film : les infirmières, assises dans des fauteuils, observent à travers une vitre une césarienne. C’est l’image même de notre position de spectateur : nous regardons à travers l’écran le cinéma clinique de Lucile Hadzihalilovic, nous attendant peu ou prou au pire, alors qu’il ne s’agit que d’une naissance. Ou encore celui-ci : lorsque le petit Nicolas est sur une table d’opération, son nombril enduit de gel pour échographie se découpe du carré formé par le champ stérile, à même de figurer une image du cadre général – au sens cinématographique du terme – d’Évolution.