Éden à l’ouest part d’un constat classique – l’Occident est un lieu rêvé pour les immigrants – pour en arriver à une conclusion ridicule: le problème de l’immigration n’est pas une question de politique, de rigidité des frontières, d’acceptation ou d’ouverture au monde, mais de harcèlement sexuel, de météo mauvaise et de méchanceté des grands patrons esclavagistes et grossiers… En essayant de traiter un fait de société par la comédie, Costa-Gavras tombe dans le grotesque, et reflète une nouvelle fois l’aseptisation d’un cinéma qui se veut social, mais n’est qu’un bien maigre détournement du réel.
Quand Ulysse quitta Ithaque pour participer à la guerre de Troie, il n’avait pas conscience des multiples péripéties que Poséidon, Calypso ou Polyphème lui avaient préparées… quelques siècles plus tard, Elias affronte lui-même les colères de la mer Egée pour participer à la guerre contemporaine: celle de l’immigration, du grand voyage de l’homme de l’est vers un ouest fantasmé. L’Odyssée de Costa-Gavras regroupe donc les aventures d’Ulysse – ou d’Enée, qui partit également d’Ithaque avant d’arriver dans le Latium – et d’Elias, qui participe au conflit des nations sur mer, sur terre, et parmi les hommes. Le sujet a été traité maintes fois par la non-fiction, mais rarement par la comédie: utiliser le grotesque à des fins sociales? Après tout, le cinéma n’est-il pas le repaire de la satire? Le problème est que le réalisateur franco-grec, autrefois revendicatif et dénonciateur dans L’Aveu, ne décrit qu’un parcours du combattant lisse et dépolitisé, préférant les effets gaguesques aux réflexions sur son sujet: l’immigration clandestine, c’est dur, cela coûte cher, on rencontre des gens plus ou moins honnêtes, mais elle s’achève à Paris, qui est évidemment un symbole fort et très vivace de la France révolutionnaire, où tout finit en chansons et en randonnées à rollers… Plus qu’un regard sur l’immigrant, le passage, la tentative de création d’un foyer, Costa-Gavras regarde le nombril européen par le truchement d’une ironie forcée.
Costa-Gavras a voulu, dit-il, «dédramatiser» l’enfer des immigrés clandestins… mettre en scène, en quelque sorte, une œuvre qui montre l’horreur de l’errance en décalant le réel, en le contournant pour le mettre en valeur: le détournement d’Éden à l’ouest est cependant bien mince. Tout d’abord, son Elias, éphèbe grec aux yeux bleus et à la coiffure ébouriffée, semble lorgner sur le burlesque tragique d’un Charlot moderne, mais ne parvient jamais à égaler la profondeur gestuelle et sociale des films de Chaplin, tant son personnage est encombré de tics et de clichés. Lorsqu’il échoue sur les côtes italiennes, Elias entre dans une vitrine de l’ouest, un club de vacances où tous les Européens, du gérant homosexuel – pauvre Éric Caravaca – à la sirène allemande en vacances, ne veulent qu’une chose: son corps. Lors de multiples scènes ridicules, le pauvre immigrant est donc harcelé de toutes parts. Que l’étranger que l’on rejette soit traité comme un objet, un instrument, un moyen et non une fin, soit. Mais filmer cette réification en la cantonnant à une folie sexuelle, filmer le fossé de classes en le définissant comme une lutte entre la frustration des riches pervertis et l’incompréhension des pauvres blancs comme neige, ne revient pas à «~dédramatiser~» l’immigration, mais à en voiler les principaux problèmes.
L’Europe serait donc une sorte de lupanar en manque de petits jeunots exotiques… Les problématiques sont parfois effleurées, comme celles de l’acclimatation, du langage, du travail clandestin, mais toujours censurées au profit d’un tableau idéalisé ou faussement féroce : les gentils sont donc éboueurs, serveurs, ou détruits par la mort d’un fils – Anny Dupeyrey, émouvante et totalement à contre-temps. Lorsqu’Elias arrive enfin en France après avoir appris que les Italiens sont parfois voleurs, souvent dragueurs, et que les Allemands boivent de la bière dans des camions, Costa-Gavras livre une représentation du Français moyen que Pinay ou Sarkozy n’auraient pas récusée… Il est tellement plus simple de montrer une France cliché – elle-même fantasmée – que de montrer un défaut de l’État, de dénoncer un racisme vieillot que d’accuser directement les nations. Il est tellement plus facile de montrer une immigration qui vient de l’espace Schengen… il est tellement plus facile de se faire l’écho d’une problématique un peu creuse que de prendre un problème crûment, directement. On ne rejette ici ni les références mythologiques ni les tentatives de description, mais il est tout de même inquiétant de voir à quel point le cinéma qui pense profondément la société dans laquelle il se développe devient rare, même chez les réalisateurs dont c’était, il y a belle lurette, le fer de lance.