Que Costa-Gavras, dont on estime à sa juste valeur la glorieuse filmographie, nous pardonne : trois ans après l’échec d’Éden à l’ouest, on pouvait craindre le pire au vu des premières images de son Capital. Si le film, thriller économique rythmé, évite le naufrage, il valide aussi une bonne partie de ces craintes.
Il est des teasers qui « teasent » moyennement. « Nous allons continuer à prendre aux pauvres pour donner aux riches », assène en fin de bande-annonce un anti-Robin Hood (Gad Elmaleh) en pleine « résistible ascension », devant une assemblée enthousiaste de costards-cravates de la finance, assertion tout sauf erronée dans les faits mais énoncée de façon presque risible : la caricature ne sied pas toujours à des êtres caricaturaux – quoique, on va y revenir. Si Le Capital attaque son sujet de façon (vraiment) très frontale, il vaut toutefois un peu mieux que cet instantané promotionnel pas finaud, lequel reflète particulièrement les deux pointes, l’extrême début et l’extrême fin, lorsque son protagoniste se tourne face caméra. Entre les deux, le film grossit le trait mais cette grossièreté, cette crudité même, qu’on pourra juger navrante, atteint peut-être par instants la justesse nécessaire pour dépeindre des appétits grossiers. Puis, souvent, la trépidation du thriller suffit à soutenir l’intérêt et l’emporte sur le conte réaliste trop explicite, théâtral, les archétypes trouvant pour les camper des interprètes chevronnés (Hippolyte Girardot, Bernard Le Coq, Philippe Duclos, Daniel Mesguich, Gabriel Byrne, lequel retrouve Gavras trente ans après Hanna K) : ainsi les dialogues se trouvent-ils bien balancés, qu’ils soient ou non bien sentis.
À notre époque post-moderne (voire post-cynique), Gavras avait tendu il y a quelques années entre autres miroirs celui, très grossissant, du Couperet : déjà une adaptation de roman et déjà un contre-emploi (José Garcia). Choix curieux après que Vincent Cassel et son ex-pote Mathieu Kassovitz ont été pressentis, Gad Elmaleh perpétue ce vieux stratagème, également employé par Gavras dans Missing avec le défunt Jack Lemmon. On peut ajouter qu’il y a peut-être un certain vice de cinéaste à choisir l’interprète de l’insupportable Coco pour un tel rôle, dans un film qui vise à exposer le néo-capitalisme (et l’affaiblissement farcesque du politique) sous un angle bien réfrigérant – et dans sa version « pour les nuls ». Bien qu’il ait pour son film précédent donné dans la fable, les années n’attendrissent pas le réalisateur, qui scrute ici l’inhumanité, l’absolue corruption morale du monde selon Goldman Sachs (prédateur cité nommément), la décomposition (éternelle) des sphères du pouvoir (financier) et ses métastases bancaires. Fort logiquement, Le Capital parle d’argent, et l’argent, comme chacun sait, c’est le pouvoir, dont le sexe, comme désir de possession, vient redoubler le champ d’action et la volupté, triangle autrefois brillamment théorisé en trois phrases par le sémillant Tony Montana. Au-delà de cette proposition idéologico-psychologique et de ses implications (on n’y apprend rien), et du fait que Gavras prend un malin plaisir à frustrer/aiguillonner son héros jusqu’à ce qu’il brise toute résistance, l’intérêt du film tient essentiellement au fait que ce thriller s’évertue à justifier son genre, le cinéaste n’ayant rien perdu de son abattage. Le rythme, l’emballement même sont le salut du Capital, qui l’élèvent par exemple (pas difficile) au-dessus du mollasson Wall Street 2 et de sa dialectique du cynisme à deux balles.
Les ficelles sont grosses, les sentences tournées mais définitives, et (qui trop embrasse mal étreint) le film ne gagne pas toujours à vouloir se faire aussi tentaculaire que les banques, mêlant thriller économique à tiroirs, fresque d’une ère de politiques veules et impuissants, de couples désunis, de gamins décérébrés, ou étude psychologique d’une errance érotico-existentielle. Il épouse ce faisant le parcours d’un personnage à la fois riche et vide – de sens –, pris dans l’affrontement (la nouvelle guerre mondiale, même) entre visqueux capitalisme à la papa et sauvage capitalisme anglo-saxon. Soit Marc Tourneuil, dont on peut en vain attendre qu’il devienne in extremis un héros – c’est déjà ça. Être au-delà du cynisme mais pas du désir, guide désabusé mais tout sauf dégagé du monde, stratège soupesant ses doutes et ses contradictions, Tourneuil ne croit plus en rien : cet univers où il a grenouillé, ces amis qui le trahissent, ce plan com’ interne/externe qu’il lance pour surnager, cette femme qu’il effraie… En rien sauf à la lutte pour la (sur)vie – ou pour une « vie sur », pourrait-on dire. Autour de lui, dans un ultra-monde représenté schématiquement à coup de vidéoconférences et de tractations confidentielles, au milieu desquelles se faufilent avec difficulté quelques scènes d’aride intimité, on ne trouve même plus vraiment d’idéalistes, juste quelques nostalgiques (un tonton gauchiste), et pour le reste, des losers et des winners – c’est un jeu, comme le marché est une maladie, nous rappelle-t-on un peu fréquemment. Quelques fausses pistes narratives (une romance avec Céline Sallette, comme toujours impeccable) viennent contraster ce vengeur qui méprise tout et tous, se réjouit de danser sur les ruines, et jouit tout court, en toute lucidité, du spectacle de ce qui l’écœure, le but n’étant pas seulement de monter en grade, d’exercer son empire, de faire du fric ou de baiser la plus belle femme du monde, mais de faire tout cela en le méprisant et en se méprisant – si c’est pas du nihilisme… Tout est foutu, et le banquier de croiser la route de la grande prostituée cernée de lubriques vieillards, tandis que s’entrelacent sans nuance divers stades de dégénérescence et de « perdition » : c’est cacapital. Mais il faut l’admettre, même si l’on se doute que tous ne le feront pas, la prestation de Gad Elmaleh est plutôt surprenante, et pas étrangère à la relative efficacité du film : le fait est qu’il incarne son personnage sans faillir. Si l’on sent que c’est un contrôle de chaque instant pour ne pas laisser affleurer un de ses personnages, c’est que Tourneuil, hors quelques moments de défoulement fantasmatique, est lui aussi sous contrôle.
Esthétiquement parlant, Le Capital démarre petitement, malgré l’élégante photo d’Éric Gautier, avant de se laisser glisser sur le décorum glacé et les grandes baies vitrées du thriller économique moderne avec à peine plus d’ampleur. S’il offre à quelques reprises des séquences plus intéressantes en termes de mise en scène (Gavras reste Gavras), il se dépêtre moins adroitement de passages (un retour dans la famille) qu’on aurait pu prédire plus délicats, démonstratifs, proposant en revanche quelques échappées en arrière-plan : l’embauche du conseiller africain véreux, ou le tour joué par deux personnages secondaires, insoupçonnés, au premier – les seuls vainqueurs de l’histoire, la petite, celle du « tout fout l’camp ». Bizarrement, le film de Costa-Gavras pourrait presque prendre place entre deux tentatives récentes de film politique français (puisqu’il est aussi, de fait, un film politique), l’une échouée, l’autre magistralement réussie, points de repère commodes dans la catégorie « le pouvoir et sa quête » : Le Capital refait certaines erreurs de La Conquête sans en avoir la terrible inconsistance, bien loin toutefois de l’âpreté de L’Exercice de l’État, avec lequel il partage pourtant la volonté d’illustrer la faillite du politique. Un tour en limousine (façon Once Upon a Time in America) vient également rappeler (outre le fait que la limo est devenu le décor de l’année) que le film, certes avec plus de morale que de virtuosité sibylline, s’inscrit surtout à la suite de l’adaptation de Cosmopolis par Cronenberg, ou du Margin Call de J.C. Chandor. Plus rageur que tendu, dépourvu de l’admirable finesse de ces derniers, qui, bien que fondamentalement différents l’un de l’autre, avaient pour eux des unités spatio-temporelles limpides sur lesquelles poser une structure plus complexe, Le Capital souffre de la comparaison ; disons juste qu’il se rend lisible sans être pour autant une fable insipide ou lénifiante sur un monde dont on sent que l’esprit à défaut de la lettre a été capté. Et puis il y a cette fin, après un ou deux rebondissements faciles de trop. Costa-Gavras tombe dans le piège qu’il s’était tendu, et n’échappe à l’enlisement que parce qu’ayant du métier, il sait introduire le mouvement dans une démonstration. Sans le brio et l’éloquence d’autrefois.