Elephant Man est un film qui bascule au détour d’une simple question : « Suis-je un homme bon ? » Alors qu’il étudie les difformités corporelles de John Merrick (John Hurt) surnommé l’homme-éléphant, le docteur Treves (Anthony Hopkins) se retrouve confronté à une remise en cause morale de tout ce qu’il était jusqu’ici. Si son attitude n’a jamais trahi le moindre signe de condescendance ni de dégoût envers son patient, le doute surgit pourtant : quelle valeur accorder à sa bienveillance, puisque son étude de John Merrick maintient ce dernier au rang d’animal de foire ? C’est là que le mélodrame qui semblait se dessiner dans la première partie s’efface pour laisser place à un questionnement qui hante l’histoire du cinéma, et dont Lynch se ressaisit depuis maintenant quarante ans : celle de la moralité du regard.
« Peut-on seulement imaginer la vie de cet homme ? »
Le noir et blanc profond du directeur de la photographie Freddie Francis permet à Lynch de filmer sans fard l’anatomie de John Merrick, peu à peu dévoilée. Rien n’est caché ni maniéré : il s’agit de voir ce corps afin d’habituer le regard à ses formes. En contrechamp, les gros plans sur le visage de Treves posent la question de la nature véritable de son regard. Ses larmes coulent dans un premier temps face au spectacle de cette monstruosité, avant que l’observation médicale, précise et professionnelle, ne prenne le dessus. Le véritable échange d’homme à homme ne viendra qu’à la toute fin, quand Treves prendra conscience que John Merrick l’observe en retour. Apparaît alors la vérité de l’homme éléphant, visible depuis le début dans cet œil que l’on pouvait distinguer derrière le masque.
Ni prophète ni guide, le martyr John Merrick bouleverse par son désir si humain : celui d’être vu autrement que pour son physique hors-norme. Comme une réponse à ce désir, Lynch entreprend le long cheminement qui permet de voir au-delà de la surface des choses, et donc d’exaucer son vœu. Cinéaste qui donne à voir le monde en insistant sur ce qui reste caché, il se confronte dès Elephant Man au grand mystère de la définition de l’humanité. Pour Merrick, la preuve de cette appartenance au statut des hommes se résume à ne plus susciter ni horreur ni pitié chez ses pairs. Balloté entre le paradis factice des puissants et l’enfer dont sont prisonniers les opprimés, acculé par les badauds entre deux pissotières, ces objets dédiés aux besoins physiques les plus vils, il hurle qu’il n’est pas un animal. Mais ce cri n’est pas empli de colère : il résonne comme une supplication.
Regard et fiction
Au fil de la traversée des différentes couches sociales de l’Angleterre victorienne, la présence de John Merrick révèle les rouages de la société qui l’entoure. La violence et la jalousie des ivrognes sont aussi claires que les petites manigances de la haute société anglaise qui s’affiche avec ce monstre si bien élevé : les uns comme les autres tirent profit du spectacle de ce corps monstrueux, alimentant un commerce d’apparences, autrement dit de fiction, seule véritable prérogative de l’humanité, de sa grandeur comme de ses plus grandes cruautés. D’ailleurs Merrick n’est pas en reste, partageant la croyance que l’élégance de la noblesse représente ce qu’il y a de plus désirable. La fiction sociale a beau se jouer de lui, la foi que John Merrick prête à ses interlocuteurs et à leur système de valeurs en vient à les confondre, car eux-mêmes prennent conscience de leur supercherie. Une invitation pour le thé demeure une subtile manière de mettre une fois de plus en scène cette étrange créature, mais en n’y voyant qu’une démonstration de courtoisie, Merrick fait preuve envers ses hôtes d’une confiance véritable, sans arrière-pensée, et de ce fait bouleversante. Plus tard dans le film, le plus beau cadeau qui lui est fait consiste à lui permettre d’inverser son rapport à la fiction en l’invitant à prendre place dans un théâtre. Désormais hors du cirque, le voilà spectateur, assis parmi les hommes les plus élégants… même si les applaudissements qui lui sont adressés à la toute fin viennent rappeler qu’il constitue toujours une partie du spectacle.
Avec Elephant man, David Lynch s’attaque frontalement à l’un des plus grands défis qui soient pour un cinéaste : celui de questionner la moralité de son propre regard sur son personnage. Sa manière d’approcher John Merrick fait l’objet d’une attention toute particulière, d’autant plus qu’il reconstruit son protagoniste en s’inspirant du véritable « homme-éléphant » dont il sait si peu de choses. Le cinéaste met d’ailleurs en scène le parallèle entre sa démarche et les gestes méticuleux de Merrick reconstituant une cathédrale dont il ne distingue que le clocher. Dans les deux cas, imagination et précision permettent d’atteindre une certaine forme de fidélité envers l’original. Les personnages secondaires sont quant à eux traités sans complaisance, ce qui pourrait contribuer à faire basculer l’ensemble de l’édifice vers un jeu de comparaisons. Mais il n’est jamais question d’un classement en fonction de la valeur morale. Lynch donne plutôt l’occasion à chaque personnage de profiter de la lumière que diffuse ce monstre si humain. Il insiste sur cette idée que l’obscurité règne en maître dans les sociétés des hommes, engloutissant la petite ville de Twin Peaks comme la Londres du XIXe siècle, mais en rappelant toujours qu’il suffit d’un simple regard innocent pour parvenir à la vaincre. Merrick, par la foi sans faille dont il fait preuve envers ses bienfaiteurs, par sa croyance en la bonté des autres hommes, diffuse sans le savoir cette lueur qui parvient à déchirer la nuit. Au terme de la traversée des ténèbres, la scène finale du film propose une élévation d’une infinie douceur le long de l’Adagio de Samuel Barber. Si nous pleurons à ce moment, ce n’est pas à cause du destin tragique de John Merrick, mais bien du fait de la lumière dont il nous a gratifiés, repoussant le temps d’un film les ténèbres de ce monde.