Audrey Diwan (secondée au scénario par Rebecca Zlotowski) avait nécessairement une idée derrière la tête en faisant le choix étonnant de revisiter la figure très datée d’Emmanuelle, grande bourgeoise libertine au cœur d’une série de romans signés Emmanuelle Arsan, puis de films et de téléfilms érotiques à succès. La scène d’ouverture, située à bord d’un avion emmenant l’héroïne (Noémie Merlant), « quality controller » d’hôtels de luxe, vers un établissement hong-kongais dont elle doit faire l’audit, esquisse l’horizon du film en même temps qu’elle ménage une fausse piste. Alanguie dans un fauteuil de première classe, elle est dévorée du regard par un passager perdu dans la contemplation de ses jambes, de son cou, de ses lèvres et du bas de son dos, qu’elle cambre en se levant de son siège. Car Emmanuelle n’est pas dupe d’être ainsi convoitée et joue de la situation : sans adresser un regard à son futur amant, elle dégaine un préservatif de son sac et marche gracilement jusqu’aux toilettes, où elle sera vite rejointe par le voyeur. S’engage alors un rapport d’un autre âge, primitif/pré-#MeToo, mais aussi un cliché cinématographique : une baise purement pénétrative, sans la moindre once de préliminaires, amorcée par une robe vite retroussée.
Diwan paraît avoir conscience de filmer une image toute faite, puisque sa mise en scène s’attelle ensuite à dérégler cette petite musique passéiste ; le visage d’Emmanuelle, reflété par le miroir des sanitaires, se pare d’un voile de tristesse tandis que la bande-son fait retenir les coups sourds, comme intériorisés par le personnage, des va-et-vient réguliers de son partenaire, concentré sur la cadence du coït. C’est une rythmique lourde, un peu désagréable et pas très engageante, si l’on croit la manière dont Emmanuelle s’absente à elle-même. Sans climax, le rapport est interrompu net par une ellipse ; la jeune femme sort seule de la cabine et croise le regard d’un autre passager, qui plonge profondément ses yeux dans les siens, avant de les refermer. On ne le sait pas encore, mais c’est entre ces deux-là, Emmanuelle et Kei (Will Sharpe), que l’essentiel du film se jouera. En contrepoint de ce premier rapport sans vie, le récit travaillera à faire surgir dans ses dernières secondes un cri de jouissance arraché aux limbes des passions tristes, en figurant une autre forme d’interaction sexuelle, cette fois moins binaire que triangulée (Emmanuelle et Kei feront transiter leur désir par un troisième corps anonyme et une série d’indications et de traductions). En d’autres termes : le plaisir n’est plus, comme au temps béni de la libération sexuelle (dont l’Emmanuelle originelle fut un symbole), un Eldorado que l’on explore joyeusement, mais un horizon qu’il s’agit désormais de reconquérir.
Nouveaux arrangements
Ce programme se double, ou du moins semble se doubler d’un autre tout aussi contemporain : la déconstruction du male gaze au cœur de la première scène. Diwan fait notamment de son personnage une « contrôleuse » un brin rigide qui supervise les faits et gestes d’une myriade d’employés ; elle n’est plus seulement le réceptacle des désirs d’autrui, mais une hyper-voyante consciente des rapports de force se jouant sous ses yeux. Lorsqu’elle arrive à l’hôtel, on la voit ainsi sans fard rafraîchir son ticket de métro à l’aide d’un rasoir, avant de se rendre compte que l’employé en charge de sa suite est en train de reluquer son corps nu. Il n’est pas anodin que Noémie Merlant campe cette Emmanuelle 2.0 (après le retrait de Léa Seydoux, initialement associée au projet) : en une poignée de rôles (Portrait de la jeune fille en feu, Les Olympiades ou encore A Good Man), l’actrice s’est imposée comme le visage de fictions souvent scolaires dans leur souci pédagogique de mettre à jour un logiciel narratif en retard sur les évolutions des mœurs. Mais si le film commence par donner des gages d’une actualisation, cette ligne didactique se floute peu à peu – jusque dans l’image, qui privilégie des plans en longue focale baignés de lueurs et de gouttes d’eau. C’est la part la plus ratée du film : Diwan trempe l’imagerie du porno-chic (Emmanuelle se lie d’ailleurs brièvement d’amitié avec le producteur d’une publicité) dans les eaux du « wong-kar-waïsme », Hong Kong oblige, entre plans mélancoliques de taxis sillonnant la nuit et kaléidoscope de lumières ouatées.
Contrairement à ce que l’on pouvait croire, le film ne réinvente pas vraiment l’égérie érotique, dont on comprend vite qu’elle est en crise (elle multiplie les liaisons et les expériences sans vraiment prendre son pied), mais organise plutôt une renégociation de la triste rythmique hétéronormée au centre de la première scène. Dans un monologue appuyé, la directrice de l’hôtel (Naomi Watts) explique qu’elle a choisi avec soin la musique d’arrière-fond qui retentit dans les couloirs et ascenseurs. Loin d’être un morceau d’easy listening comme les autres, la ritournelle instillerait l’air de rien un tempo secret qui guiderait les clients de lieu en lieu, comme pour devancer la satisfaction de leurs désirs. Et la dirigeante de chantonner ladite musique, exactement comme Emmanuelle, quelques scènes plus tôt, restituait pour satisfaire la curiosité de Kei la cadence soutenue du coït dans l’avion. Au fond, le film n’aspire pas à détricoter cette partition originelle, mais à l’ajuster pour retrouver le chemin du libertinage, en partant de deux personnages épuisés par leur propre désir et qui, dans leur profession (cela ne s’invente pas : Wei est chargé de bâtir des barrages), érigent des digues à la passion. Diwan a donc bel et bien signé une « nouvelle version » d’Emmanuelle, au sens musical du terme. Le résultat est-il pour autant convaincant ? Pas vraiment. Ridicule ? Un peu (la scène de l’onanisme aux glaçons est un beau morceau d’érotisme cheap). Mais on reconnaît l’étrange cohérence du chemin emprunté par la réalisatrice, qui débouche sur une conclusion beaucoup moins moderne qu’escompté – attention, révélation : le sexe se joue d’abord dans la tête et Emmanuelle recouvrira sa capacité à jouir au terme d’une longue parade amoureuse et de préliminaires patients. Si bien que le film se révèle en définitive didactique, mais pas exactement là où on l’attendait : Diwan s’attache plus à reconstruire qu’à déconstruire l’image semi-pornographique de la libertine, pour retrouver, au détour d’un panoramique tour-niquant autour de son corps convulsé, le frisson suranné de ses galipettes.