En complément du top 10 de l’année, retour sur quelques films de 2024 rattrapés ou revus pour l’occasion.
Sous l’humus (Miséricorde)
Miséricorde, le dernier long-métrage d’Alain Guiraudie, se présente de prime abord sous un jour assez ingrat : une photographie plate et terne, un découpage qui semble parfois fonctionnel, un montage privilégiant la fluidité, où les coupes semblent peu ou pas signifiantes en elles-mêmes. Cette forme de fadeur, qui constituait l’une des limites de la décevante comédie politique Viens je t’emmène, se révèle pourtant trompeuse. De manière contre-intuitive, le film ne semble pas conçu comme une succession de plans distincts (la composition, la durée des plans, le rôle rhétorique des raccords importent peu) mais comme un flux continu d’images s’écoulant avec la limpidité crémeuse d’une rivière de fromage blanc. Comme les morilles prenant racine sur le cadavre de Vincent (Jean-Baptiste Durand), quelque chose pousse de manière souterraine sous l’humus des images : le film se révèle bien plus que la somme de ses parties et hante le spectateur longtemps après le visionnage. Cette impression tient déjà au ressassement des décors, à la fois limités par leur nombre (la maison de Vincent et de sa mère Martine, celle de son ami Walter, la forêt aux champignons et l’église) et déconnectés géographiquement les uns des autres. La déambulation en boucle des protagonistes entre ces espaces disjoints, où ils ne cessent de se croiser par hasard de manière improbable, instille progressivement une forte dimension onirique, renforcée par l’étrangeté des comportements et des situations. Toujours fermer à double tour la porte de votre chambre, au cas où la police décide de vous interroger pendant votre sommeil ! Dans cette logique de flux, le moindre événement prend soudain une importance démesurée : la brusquerie inattendue avec laquelle Walter se retourne sur sa chaise, le surgissement inopiné de l’abbé sur la route au milieu de l’obscurité, etc. Les obsessions guiraudiennes trouvent sans doute dans ce film leur expression la plus pure, dans cette étrange morale du désir qui anime Martine et l’abbé : peu importe que Jérémie ait tué Vincent tant qu’il prend soin de ceux qui lui survivent, en partageant le lit de la veuve et en honorant de sa seule présence le vieil amoureux masochiste qui le contemple à distance.
Alexandre Moussa
La fosse aux monstres (Smile 2, Trap et The Substance)
Si Smile 2 s’achève dans une salle de spectacle par une image d’effroi, le plan précédent des spectateurs venus assister à la prestation chaotique de leur star préférée s’avère plus terrifiant encore. Il lui vole la vedette comme si l’horreur se déplaçait ici de la scène à la fosse (Parker Finn ne nous montrera rien de ce qui se trame à ce moment précis devant les yeux des fans). Les cris y ont remplacé les rires et les visages se déforment à l’unisson au point de constituer un tableau cauchemardesque et monstrueux. Dans Trap de M. Night Shyamalan, le monstre se trouve quant à lui d’emblée dans la fosse : père de famille modèle, il assiste avec sa fille au concert de son idole. Au départ hors d’atteinte, la popstar sera finalement prise à partie et jouera un rôle décisif pour le démasquer. À approcher son public d’un peu trop près (elle ira même jusqu’à dérober son téléphone portable recelant des informations vitales), on lui découvre parfois des desseins insoupçonnés et surtout épouvantables. Ce public peu recommandable, Coralie Fargeat ne manquera pas de lui régler son compte en le badigeonnant de sang dans The Substance, lors d’un épilogue ironiquement festif et libérateur. Un coup de Kärcher rageur et accusateur qui renvoie dos à dos, ou plutôt met face à face dans un même bain gore, la vulgarité des corps publicitaires et celle des spectateurs qui les ont fantasmés, voire façonnés. Les monstres, ce sont – aussi – eux.
Fabrice Fuentes
The Eternal Son (Sans jamais nous connaître)
Les belles surprises de fin d’année viennent parfois des films que l’on rattrape in extremis, au moment de boucler les tops. Je ne savais presque rien d’All of us Strangers (Sans jamais nous connaître) avant de le découvrir, n’avais vu aucun film de son réalisateur, Andrew Haigh ; le pitch du film se résumait pour moi à un mélodrame gay avec Paul Mescal. Ce pitch, Haigh le développe en effet, mais de façon assez bizarre : d’un côté, il multiplie les effets de style déjà repérés dans un autre film anglais plébiscité en festival (Aftersun, dont on retrouve le sound design un peu envahissant, les dialogues murmurés et la présence mélancolique de Paul Mescal). D’un autre côté, de façon beaucoup moins lisse et attendue, Haigh construit une sorte de conte gothique contemporain pour rendre compte de l’expérience de deuil sans fin vécue par Adam (Andrew Scott), le personnage principal. Cette dimension-là du film me parle bien plus que celle, très appuyée, du coming-out posthume sur laquelle repose le cheminement intime d’Adam. Je vois l’ensemble du film comme l’histoire d’un homme solitaire et dépressif qui n’a jamais su quitter sa chambre d’enfant et accorde aux fantômes (de ses parents, de son amant) la même présence charnelle qu’aux vivants. Cette idée, Haigh la traite très littéralement, d’abord à travers les trajets conduisant Adam jusqu’à la maison de ses parents, (qu’il retrouve étrangement jeunes, comme préservés du vieillissement par le simple fait qu’ils soient morts), puis en enchevêtrant les époques à l’intérieur de la chambre d’Adam, où le père occupe dans le lit la même place que l’amant. Le choix d’Andrew Scott, acteur entre deux âges, s’avère particulièrement payant : il incarne Adam à la manière d’un vieil enfant handicapé, prisonnier de ses souvenirs – fils éternel condamné à ressasser un sentiment de terreur et de culpabilité. Presque un Norman Bates, sans pulsions criminelles.
Si All of us Strangers se conclut sur une note d’espoir (voire sur une résilience), sa dimension de conte macabre et profondément triste le sauve de la psychanalyse de bazar et lui permet d’atteindre par moments le niveau d’émotion de The Eternal Daughter, autre beau mélodrame anglais, plus ouvertement gothique, mais tout aussi tragiquement conscient du fait que le temps est toujours compté, même quand on côtoie les morts. Il suffisait, chez Hogg, de souffler sur la bougie d’un gâteau d’anniversaire pour que le fantôme de maman retourne dans son néant. Chez Haigh, Adam finit par consoler son amant-fantôme avec une phrase issue d’une chanson de Frankie Goes to Hollywood, qui résume à la fois son parcours chez les morts et son possible retour à la vie : « Keep the vampires from the door ». Cette fin susurrée, aussi douce qu’une berceuse, comble la faille psychologique que l’ensemble du film essaie de résoudre : si les vampires frappent à la porte, c’est parce qu’ils attendent désespérément qu’on leur parle. Mais qu’avons-nous alors omis de leur dire avant qu’ils partent pour toujours ?
Jean-Sébastien Massart
Le nazisme est un colonialisme (La Zone d’intérêt)
L’une des idées les plus perturbantes de La Zone d’intérêt tient dans le regard colonial que ses personnages posent sur les espaces qu’ils habitent. Dans sa première moitié, le film circule entre le foyer des Höss (une maison bourgeoise adossée au camp d’Auschwitz) et la nature avoisinante que la famille appréhende comme elle le ferait pour des territoires vierges. La première scène, qui les montre se prélassant au bord d’une rivière, évoque l’image de pionniers profitant d’un jardin d’Éden inhabité. Mais les choses se gâtent par la suite : lors d’une promenade à cheval dans les hautes herbes, Rudolf Höss tente d’ignorer une colonne de prisonniers qu’il distingue un peu plus loin. Plus tard, une partie de pêche s’interrompt brusquement après la découverte d’un ossement humain flottant dans le cours d’eau.
Ces événements n’engendrent pas chez l’officier un questionnement sur l’horreur de ce qui se joue à quelques pas de lui. Il ne les considère que comme des désagréments : ces traces de l’existence du camp contaminent les espaces réservés à son seul plaisir. Au sein même du jardin, et en dépit des hauts murs qui l’entourent, des cris parviennent jusqu’aux chaises longues, tandis que la fumée d’une locomotive vient ternir l’innocent spectacle de ses enfants jouant dans la piscine. Malgré l’absurdité apparente de la demande, Höss est très sérieux lorsqu’il ordonne un meilleur entretien des rosiers destinés à embellir les bordures de son camp de concentration. Dans un plan révélateur de son regard sur ce qui l’entoure, Hedwig, sa femme, marche d’un pas décidé au bord d’une route où passent divers véhicules militaires, longeant la muraille du camp d’extermination. Elle ne jettera pourtant pas un coup d’œil à ce qui se joue autour, comme si elle s’était habituée, ou comme si tout cela n’avait pas d’importance. L’appropriation totale d’un espace considéré comme civilisé, au point d’accepter l’extrême violence sur laquelle elle repose, participe d’une terrible et longue histoire coloniale. On peut considérer que le nazisme en constitue la forme finale et intra-européenne : le mode de vie « à l’occidentale » peut très bien se nourrir de la domination, voire de l’anéantissement de l’autre, pour peu que l’on détourne les yeux. Comme le déclare Höss, accoudé sur la nappe immaculée de la table de sa salle à manger : « La vie que nous vivons vaut bien le sacrifice ». Le raisonnement fait froid dans le dos, si on imagine qu’il pense au génocide dont il est l’un des exécutants les plus zélés. En réalité, et c’est encore pire, il fait seulement référence à la mutation qui le contraint à partir travailler temporairement loin de chez lui. Ce que nous voyons à cet instant, c’est un homme qui regrette de devoir quitter la zone Auschwitz, qu’il envisage sincèrement comme un petit bout de paradis.
Adrien Mitterrand Munch
Droit dans les yeux (Monsters : L’histoire de Lyle et Erik Menendez, épisode 5)
Le cinquième épisode de L’histoire de Lyle et Erik Menendez est constitué d’un plan-séquence d’une trentaine de minutes : après le meurtre de ses parents, longuement planifié avec la complicité de son frère aîné, Erik Menendez (Cooper Koch) attend son procès en prison et reçoit la visite de son avocate (Ari Graynor). Tandis qu’elle tourne le dos à la caméra, interrompant parfois son client pour éclairer un point de l’affaire, un lent travelling avant se rapproche du visage d’Erik, qui énumère froidement les sévices que son père lui a fait subir dans son enfance. Le dispositif mis en place par Michael Uppendhal (collaborateur fidèle de Ryan Murphy depuis la série Glee) est d’une simplicité redoutable : il s’agit de susciter notre empathie au fil d’aveux de plus en plus en sordides, renversant ainsi la perspective des quatre épisodes précédents, qui dépeignaient les frères Menendez comme des enfants gâtés, arrogants et superficiels.
Ryan Murphy, coauteur de la série avec Ian Brennan, est un habitué de ce genre de « séquences-performances » où la parole se déploie soudainement dans un cadre qui déborde la logique narrative de la série : dans l’épisode 6 de Dahmer, la langue des signes qu’utilisait Tony Hughes, l’une des victimes du tueur, imposait son rythme et faisait basculer un instant les personnages dans une histoire d’amour, loin de la logique implacable de la série criminelle. L’épisode 5 de L’histoire de Lyle et Erik Menendez pousse cette stratégie plus loin : hésitante, parfois compatissante à l’égard de son bourreau, la parole d’Erik contourne son objet jusqu’à l’aveu final, qui donne son titre à l’épisode – « The Hurt Man » (« I am the hurt man, that’s what I call myself. Since for ever. That’s alway been my name. »). L’impact émotionnel de cet aveu acte le viol dans l’esprit du spectateur, à un point tel que l’affaire authentique (qui s’est déroulée à la fin des années 1980 et fut jugée en 1993) a été relancée suite à la diffusion de la série. Comme le notait récemment un journaliste de Vanity Fair, le procès des deux frères avait divisé en son temps le public américain et la thèse du viol – sur laquelle cet épisode ne laisse planer aucun doute – fut âprement débattue. Si elle n’est ici jamais discutée par l’avocate et si la parole du coupable parvient à le métamorphoser, le temps d’un plan-séquence, en victime, c’est peut-être parce que le témoignage, patiemment capté, transforme l’entretien en talking cure. La série cède au pathos tout en étant parfaitement consciente des procédés par lesquels elle nous manipule : elle se sert de la durée du plan-séquence pour nous livrer tranquillement une psychologie criminelle de comptoir, avec son lot de scènes traumatiques et de désirs sales.
Quel est le but caché d’une telle opération ? Le même que dans Dahmer : ausculter l’histoire criminelle des États-Unis, non pas dans une perspective anthropologique ou épistémologique (comme dans Mindhunter de Fincher), mais de manière presque militante, avec l’ambition de mettre à jour les phobies raciales et sexuelles de la société américaine des années 1970 – 80. Dans Dahmer, c’était la honte d’être gay qui conduisait le tueur à choisir ses victimes parmi les minorités noires, et c’était aussi parce que ces victimes faisaient partie des minorités que leurs corps disparaissaient sans laisser de traces. L’histoire de Lyle et Erik Menendez s’aventure dans une autre sphère sociale : celle des blancs de bonne famille, qui jouent au tennis le matin, conduisent des voitures de sport et portent des polos Ralph Lauren. Si les quatre premiers épisodes – on l’a dit – sont presque écrits à charge contre les frères Menendez, l’épisode 5 ne redistribue pas complètement les cartes, car la suite de la série met en doute la narration du « Hurt Man ». Dans le septième épisode, l’un des plus brillants de la série, Lyle Menendez doit « répéter » sa défense devant ses avocates, qui lui demandent de montrer plus de passion et de conviction lorsqu’il évoque ses abus sexuels. Au cours de ce même épisode, un chroniqueur du procès récuse lors d’un dîner la thèse du viol, affirmant que les deux frères ont exécuté leurs parents pour ne pas révéler au grand jour un amour incestueux. Si ce vacillement des positions et cette surenchère de révélations correspond à ce que l’on attend généralement d’un film de procès, le récit débouche ici sur une aporie : qui sont les monstres ? L’aveu des abus sexuels n’est-il qu’une mystification des deux frères, reprise par leurs avocates sous la forme d’un récit visant à transformer les victimes en coupables, dans un mouvement inverse à celui de l’épisode 5 ?
On a pu reprocher à la série de se disperser et de manquer de point de vue ; il faut au contraire louer ces revirements. Loin de l’ironie et de l’extravagance de ses débuts (de Nip/Tuck ou à American Horror Story), Ryan Murphy veut maintenant regarder l’horreur de son pays droit dans les yeux. Mais quand le vice s’est enraciné dans chaque membre d’une famille, où porter le regard ?
J‑S. M.
Duel au soleil (Disclaimer)
Au bord d’une plage italienne, une belle inconnue est photographiée de dos et à contrejour. Soudain, elle tourne doucement la tête, laissant entrevoir son visage radieux et ses yeux bleus d’azur, encadrés d’une longue chevelure blonde et ondulante. Le hit « Ti Amo » d’Umberto Tozzi retentit : le cliché bat son plein. Surpris en train de l’observer, le jeune photographe paraît d’abord embarrassé. Il ne peut faire autrement que lui avouer son aveuglement devant tant de beauté : sa « silhouette sur l’Océan » et le « cercle de soleil » autour d’elle l’ont proprement ébloui. Cette scène de rencontre estivale sur laquelle se referme le premier épisode de Disclaimer d’Alfonso Cuarón (peut-être son « film » le plus convaincant à ce jour) et s’ouvre le second, donne déjà tout à voir sans que le spectateur ne puisse véritablement, à ce moment-là, s’en douter. Le mensonge et l’ambivalence y sont inscrits à même le cliché : l’Océan est en réalité la mer Méditerranée et le cercle de lumière ressemble aussi à une « auréole », selon les dires du jeune homme. Cette auréole, que l’on pourrait croire celle de la gloire et de la beauté, renvoie peut-être aussi à un malheur, voire à un martyre. Et si derrière la candeur naïve d’un regard émerveillé se cachait déjà le pire des instincts ? Il faudra à Cuarón multiplier les récits, les narrateurs, les temporalités et même parfois enfiler les gros sabots du mélodrame pour montrer l’envers peu reluisant d’une carte postale (et plus largement de certaines photographies). Dénicher le vrai au cœur du faux : dans Disclaimer, cet enjeu s’avère capital ; par deux fois au moins, il relève même d’une question de vie ou de mort. Le surgissement du doute ouvre une brèche à travers laquelle le Mexicain interroge pour la première fois la nature chimérique de son cinéma et de la fiction. La cruauté et la mauvaise conscience se frayent ici un chemin qui lézarde l’habituelle sophistication formelle de ses films. Rarement aura-t-on vu chez lui les personnages se déchirer avec une telle perfidie et les corps s’offrir ou souffrir avec autant de ferveur.
F. F.
Un luxe inquiet (Emmanuelle et The Substance)
Un critique du Masque et la plume ironisait cette année sur les litres de sueur déversés dans la partie de tennis sur laquelle s’achève Challengers de Luca Guadagnino ; je pense à l’inverse de lui que l’hyperbole sert le film et que la principale force de celui-ci est d’érotiser de façon outrancière tout ce qu’il touche, à commencer par ses trois acteurs principaux. Il y a quelques semaines, Chanel dévoilait sa nouvelle pub du Numéro 5 réalisée par le même Guadagnino : on y découvrait Margot Robbie et Jacob Elordi flirtant par téléphone au soleil couchant, avant de se croiser sur une route américaine, elle dans une voiture décapotable, lui sur une moto. Dans le monde de Chanel, qui résume presque à lui seul toute l’imagerie du luxe, on ne sue pas lorsqu’on retire un casque de moto, on plonge dans une piscine en affichant un maquillage de soirée et l’on nage dans une eau pure, qui a l’onctuosité d’un parfum. Que Guadagnino ait proposé cette année deux films aussi contradictoires en dit beaucoup sur les rapports entre le cinéma et l’industrie du luxe, laquelle ne se prive pas de jouer au mécène dès qu’elle a l’occasion de poser des noms de marques sur les films (ainsi, Saint-Laurent coproduisait cette année trois films à Cannes, dont Emilia Pérez). Dès lors, par quelle opération de sabotage est-il possible de contrecarrer ce plan de rachat du cinéma et d’opposer à l’imagerie des pubs Chanel d’autres images susceptibles de la faire vaciller, voire de la salir ?
La première option serait celle de l’éloge paradoxal : c’est celle choisie par Audrey Diwan dans Emmanuelle, film presque entièrement dédié au monde de l’hôtellerie de luxe et à son train-train, sous lequel dort un érotisme toujours décent. Si le tout premier Emmanuelle de Just Jaeckin était très tributaire de l’érotisme débridé des revues des années 1970 (notamment Lui) et voué à l’illustration de l’hédonisme factice de la société libérale de cette époque, Audrey Diwan n’en a rien retenu – elle déclare même ne pas avoir vu l’original. Sa version se concentre avant tout à évaluer, au sens propre du terme (puisque c’est le job d’Emmanuelle), les prestations matérielles (et éventuellement sexuelles) d’un palace. Dans cette routine aussi imperceptible qu’une musique d’ascenseur, le libertinage reste hors champ ; le luxe l’a recouvert et anesthésié. « La prostitution n’est pas acceptée mais tolérée dans cet établissement », avoue la gérante de l’hôtel (Naomi Watts), rappelant par là que si le monde du luxe paraît désirable, il reste raide comme un costume de l’époque victorienne. C’est dans ce paradoxe que le film d’Audrey Diwan dévoile une assez belle ambiguïté : la quête du plaisir de son héroïne et son escapade avec un beau Hongkongais la conduisent pour finir dans un club exotique qui convoque les vieux fantasmes du premier Emmanuelle (notamment celui de l’échangisme), comme s’il fallait s’éloigner de l’hôtel climatisé pour retrouver le frisson vaguement transgressif de la luxure.
L’autre option, plus franche et brutale, est celle de The Substance, où Coralie Fargeat fait mine de fabriquer à travers Margaret Qualley un corps parfait, presque une photo de pub Chanel (dont l’actrice américaine est devenue l’égérie) pour déposer progressivement du déchet à l’intérieur de celui-ci (une cuisse de poulet sortant d’une hanche lors d’une émission d’aérobic), avant de le transformer en monstre dans un mouvement final hallucinant d’agressivité et de défoulement horrifique. Les références parodiées par Fargeat (le bal de Carrie, Elephant Man et même Vertigo) figurent la joie rageuse qui anime le film et bien au-delà du propos féministe, il faut peut-être voir la métamorphose de Qualley comme un antidote aux images produites par l’industrie de la mode. Si l’une des dernières tendances de celle-ci a été le « quiet luxury » – que l’on pourrait traduire par « luxe non ostentatoire » –, le cinéma lui a répondu en exhibant cette année un luxe inquiet, où les corps peuvent à tout moment se remettre à désirer et suer, tandis que les visages, détruits, révèlent en un sourire la bouche édentée d’un monstre.
J‑S. M.
De l’autre côté du cadre (Les Carnets de Siegfried)
Au beau milieu des Carnets de Siegfried, l’ultime film de Terence Davies, le poète Siegfried Sassoon rend visite à sa mère, dévastée par la mort de son autre fils, tombé au front. Mutique devant sa peine sourde, Siegfried reste assis au milieu du séjour, tandis qu’en off, il récite le poème To My Brother. Le cadre, fixe sur le jeune homme (vu de face), s’ébranle alors : par un travelling circulaire (figure récurrente chez Davies et en particulier dans ce film-ci), la caméra glisse lentement derrière sa nuque. Le sixième vers du poème, « And I am in the field where men must fight », prend alors la forme d’une incantation ; le décor du salon se mue progressivement en une photographie en noir et blanc d’un champ de bataille enneigé et vide – très probablement celui de Gallipoli, où son frère a perdu la vie – que Sassoon contemple, interdit. Ce plan n’est qu’un exemple des moyens mobilisés (fondus, juxtaposition d’images, montage alterné) par le film pour figurer le spectre vivace du passé. Souvent étranges, ces compositions peu cinégéniques (le contraste est toujours saisissant entre les archives de piètre qualité et les prises de vue contemporaines) émeuvent car elles traduisent une recherche pour faire entrer en collision les temporalités. Quelques semaines après la disparition de Terence Davies en 2023, Alexandre Moussa écrivait que le primat du son dans ses films trahissait l’« impuissance du médium cinématographique dans l’évocation charnelle du souvenir ». Cette dernière œuvre sensible dessine pourtant une autre voie : la poésie y devient le moyen de convoquer de saisissantes visions composites, pour mieux révéler la douleur de la mémoire.
Étienne Cimetière-Cano
De la terre à la mer (Viet and Nam)
Il faut attendre le mitan de Viet and Nam pour qu’apparaisse son titre, qui marque la séparation du film en deux parties : la première suit le travail du jeune Nam au fond de mines de charbon, tandis que la seconde figure son voyage à travers le sud du pays à la recherche de la dépouille de son père, disparu durant la guerre du Vietnam. Nam abandonne ainsi l’obscurité caverneuse pour le jour luxuriant ; l’immobilité pour la traversée du territoire ; son quotidien pour remonter le fil de l’histoire vietnamienne. Cette logique duale reflète une contradiction interne au personnage, hanté par ce drame familial à élucider, mais qui tente de se projeter vers l’avenir (en planifiant un exil clandestin en compagnie de son amant, Viet).
Si le film pourrait sembler sur ce point un peu binaire, les plus belles séquences de Viet and Nam conjuguent pourtant ces éléments antinomiques. Le film ne cesse ainsi d’alterner les temporalités (en explorant la jungle, Nam croisera par exemple des soldats figés comme en pleine guerre) et les espaces opposés. Deux rimes visuelles, jouant avec la matière plastique des plans, font notamment dialoguer les entrailles de la mine, lieu d’exploration de la mémoire où le père de Nam lui apparaît en songe, et l’océan, par lequel doit s’effectuer la fuite du héros hors du pays. La première intervient lors de l’entrée dans les boyaux souterrains : durant la descente en ascenseur, Trương Minh Quý filme les reflets des lampes frontales des gueules noires sur les parois sombres, qui forment une myriade de points lumineux évoquant une pluie de gouttes ou le miroitement du soleil sur l’eau. La seconde, qui a lieu dans le dernier plan, établit plus nettement une connexion entre ces deux espaces. Alors que Nam et Viet semblent assis côte-à-côte dans la mine, un ample travelling arrière les révèle à la dérive dans un container perdu en pleine mer, vraisemblablement tombé du bateau supposé les conduire vers un avenir plus radieux. Par ces deux épiphanies, Viet and Nam révèle le tourment que recouvre sa structure bicéphale : il sera impossible pour Nam, toujours prisonnier de ce monde enfoui, d’accéder librement à un ailleurs.
Clément Colliaux
Nathan Fielder en orbite (The Curse)
Dans le sidérant et dernier épisode de The Curse, Asher, l’agent immobilier incarné par Nathan Fielder, se réveille suspendu au plafond de sa chambre, pris au piège d’une gravité inversée. Le sortilège que lui a lancé une petite fille au début de la série semble enfin se matérialiser, le matin même où sa femme Whitney (Emma Stone) s’apprête à donner naissance à leur premier enfant. Avant de devoir se rendre à l’hôpital en urgence, cette dernière aura tenté en vain de le faire redescendre. Désespéré, Asher est désormais accroché à la branche d’un arbre sans que les témoins de la scène n’aient connaissance du maléfice qui l’accable. Pensant empêcher une tentative de suicide, des pompiers tronçonnent alors la branche et le condamnent à s’envoler vers l’infini et l’au-delà. Montée en alternance avec l’accouchement de Whitney, la scène, à la fois hilarante et glaçante, renverse comme un gant la logique gravitationnelle du cinéma burlesque : au lieu de défier héroïquement les lois de la physique, tel Keaton en son temps, Asher subit leur inversion et s’envole droit vers les cieux, hurlant à l’aide sans rien pouvoir y faire. Le versant régressif du comique de Fielder s’incarne corporellement, lorsque le personnage finit par se recroqueviller à la manière d’un fœtus kubrickien, et révèle d’un même geste sa part profondément tragique, cachée sous les nombreuses couches de cringe. Depuis Nathan for You, nous rions d’un clown triste et cursed, condamné à mourir seul.
Corentin Lê