Portrait de la jeune fille en feu narre les amours impossibles de Marianne et d’Héloïse à la fin du XVIIIe siècle. La première, peintre, est embauchée par la mère de la seconde afin de réaliser le portrait de sa fille, destiné à l’homme qu’elle doit épouser. Héloïse, opposée à ce mariage arrangé, refuse cependant de poser. Marianne, qui se fait passer pour une dame de compagnie afin d’observer son modèle, commence à peindre en cachette alors qu’une attirance mutuelle naît entre les deux femmes. Au regard de ce canevas, on peut s’étonner que Céline Sciamma n’investisse pas du tout le suspense potentiel qui entoure l’inévitable révélation de la duperie. C’est que son intérêt se trouve ailleurs, au-delà du mélodrame historique. La véritable bascule de Portrait de la jeune fille en feu advient lorsque la mère d’Héloïse quitte la propriété et laisse les deux femmes seules avec Sophie, une servante de leur âge. Le film, dont les enjeux narratifs construits dans la première partie passent alors au second plan (les délais d’achèvement du tableau, le suicide de la sœur d’Héloïse, etc.), trouve sa pleine vigueur dans ce flottement du récit. L’espace de liberté accordé aux personnages correspond à une certaine libération du film lui-même, débarrassé des contraintes dramaturgiques qui le restreignaient jusqu’à présent. Ce deuxième temps emprunte ainsi deux directions :
1 – Céline Sciamma s’attache à constituer une petite communauté de trois femmes dont elle prend le temps de dépeindre le quotidien, en particulier autour d’une table de cuisine qui devient le point central de leurs interactions. Chaque personnage représente alors, certes de façon parfois trop évidente, une problématique féministe (la question de l’avortement illégal, la place des femmes dans les beaux-arts et le mariage arrangé), la réalisatrice mettant ensuite en scène leur solidarité, notamment par leurs tentatives de provoquer une fausse couche chez la servante.
2 – Le cœur du film se situe dans la relation de plus en plus intense entre Marianne et Héloïse, que la réalisatrice semble envisager comme un objet d’étude, adoptant une mise en scène simple et presque distanciée. Les champs-contrechamps omniprésents prolongent le dispositif des séances de pose pour le portrait, si bien que la méthode de la peintre et celle de la cinéaste se confondent dans une mise en abyme, attendue mais néanmoins touchante.
L’absence de lyrisme qui caractérise le film est toutefois contredite par au moins trois exceptions notables, qui représentent en creux les trois moments clefs de l’amour naissant entre les deux femmes. En premier la scène fondatrice où la robe d’Héloïse prend feu (ce qui donnera son titre à un tableau peint par Marianne et au film lui-même) ; ensuite le moment où, une fois le tableau achevé, les deux femmes sont contraintes d’être séparées ; enfin, plusieurs années plus tard, lorsque Marianne aperçoit Héloïse lors d’un concert, à travers le zoom final qui converge vers le visage de l’être aimé.
Malheureusement l’apparente simplicité de la mise en scène se trouve parfois entachée d’un trop-plein de symbolisme. C’est le cas lorsque Sophie avorte, et qu’elle se retrouve allongée à côté d’un petit enfant dont elle tient la main, ou lorsque Héloïse demande à Marianne une image d’elle avant leur séparation, et que cette dernière, pour se représenter, pose un miroir contre le pubis de son amante. Par ailleurs, Céline Sciamma donne à voir plastiquement et de façon illustrative les étapes de leur relation à travers les différentes versions du portrait peint par Marianne, d’abord défiguré puis retrouvant un visage à mesure que le regard que les deux femmes posent l’une sur l’autre évolue. Les intentions de la réalisatrice deviennent ainsi trop évidentes et reviennent à réaliser un film qui épouse le rythme sourd de la montée d’un désir interdit, à la manière d’une peintre qui scrute son modèle derrière son chevalet.