Précédemment auteur de trois courts métrages et du très remarqué moyen métrage Les Jours d’avant (2013), Karim Moussaoui franchit le cap du premier long métrage avec En attendant les hirondelles, présenté dans la section « Un certain regard » au dernier festival de Cannes. S’il dure près de deux heures, le film traduit toutefois encore le goût du jeune cinéaste algérien pour la forme courte puisqu’il se compose de trois segments narratifs distincts, chacun durant environ 35 minutes, centrés sur des personnages spécifiques. Il ne s’agit pas pour autant d’une résurgence du film à sketches : les trois récits sont intimement liés, le passage subreptice de l’un à l’autre s’effectuant sans césure par le biais d’un personnage-relais, et l’ensemble forme un tout très cohérent qui tend à offrir une vue en coupe de l’Algérie contemporaine au croisement de plusieurs trajectoires individuelles.
La griffe du passé
Chaque récit s’attache ainsi à un personnage principal saisi à un tournant révélateur de son existence, s’inscrivant dans un contexte socio-politique plus ou moins perceptible en toile de fond. Il y a d’abord Mourad, promoteur immobilier divorcé en proie à des doutes sérieux sur le plan professionnel comme sur le plan privé, qui semble ne plus savoir quelle direction donner à sa vie. Il se retrouve encore plus désorienté et confronté à lui-même après avoir assisté à une agression nocturne sans secourir la victime (un jeune homme, violemment frappé à terre) ni prévenir la police ou les secours. Il y a ensuite Aïcha, belle jeune femme tiraillée entre son amour pour Djalil et le mariage obligé avec un autre que le joug de la tradition lui impose. Il y a enfin Dahman, médecin en fin de carrière qui, à la veille de son mariage, se retrouve rattrapé par son passé, sous la forme d’une femme enlevée et violée par des rebelles islamistes dans les années 1990 – faits dont Dahman, lui-même enlevé par les islamistes, a été témoin…
Comme on peut le deviner à la lecture du résumé qui précède, En attendant les hirondelles se fonde sur une dense matière fictionnelle qu’alourdit parfois le rappel trop marqué au (et du) réel. Cela se ressent surtout dans le premier et le troisième segment, au cours desquels la griffe du passé apparaît de manière très visible (et lisible) sur les personnages de Mourad et Dahman, chacun ployant sous le poids de la mauvaise conscience et la refoulant tant bien que mal, symboles vacillants d’une société patriarcale prête à tout pour maintenir ses acquis et se perpétuer. Le fait que Mourad soit atteint de cataracte souligne encore davantage son incapacité à – ou son refus de – voir la réalité en face et accentue sommairement la dimension symptomatique du personnage. Un même surplomb appuyé se distingue dans la scène, à la fin du film, où Dahman, s’extrayant de la fête de son mariage pour aller aux toilettes, se regarde fixement dans la glace tout en se lavant les mains puis retourne se mêler à la liesse collective.
Road-movie choral
En attendant les hirondelles parvient tout de même à sortir du cadre un peu restrictif de son scénario et à se déployer en affirmant une belle aptitude à prendre la tangente – au sens propre comme au sens figuré. Sorte de road-movie choral, le film démarre à Alger pour partir ensuite vers l’intérieur désertique du pays et s’immiscer jusqu’au cœur d’un bidonville dans la dernière partie. De plus, il s’autorise plusieurs belles échappées digressives en marge de son récit principal, notamment dans le deuxième segment, de loin le plus singulier et ouvert. Particulièrement détonante, l’une de ces échappées prend la forme d’une flamboyante scène de comédie musicale en plein milieu du désert. Plus discrète, une autre nous entraîne aux côtés d’un paysan et de son fils dont on peut croire alors qu’ils deviennent les principaux protagonistes du récit en cours avant que le film revienne se focaliser sur Aïcha et Djalil.
Lors de ces échappées ou à d’autres moments du film, par exemple avec la femme revenue du passé dans la dernière partie, Karim Moussaoui suggère que tous les personnages ont une même importance à ses yeux, ce qui témoigne d’une vision du monde foncièrement humaniste. Si la jeunesse, incarnant l’éternel printemps (auquel le titre du film fait écho), le stimule et l’inspire plus particulièrement, il accorde autant de valeur à chaque personnage. Aucun n’apparaît vraiment secondaire, chacun est susceptible à tout instant de prendre le premier rôle et/ou de réactiver la fiction. Dès lors, il ne peut y avoir de point vraiment final : déplacé vers un nouveau personnage juste avant le générique de fin, le récit peut se prolonger dans l’imaginaire du spectateur et le film s’interrompt (ou se suspend) plus qu’il ne s’achève.