L’une des dernières images de Jurassic World : Fallen Kingdom voyait un Mosasaure géant, libéré de sa prison de verre d’Isla Nubar, s’apprêtant à dévorer des surfeurs en plein exercice. Par cette image, plus que pour simplement réaffirmer le lien existant entre le blockbuster contemporain (celui de Bayona) et le blockbuster originel (en l’objet Les Dents de la mer de Spielberg), Jurassic World : Fallen Kingdom venait par là en illustrer toute l’évolution. Du simple requin, quasi invisible, ne laissant que la trace de son passage (un morceau de cadavre, une bouée ou du sang), le blockbuster aura donc fini par en gonfler exponentiellement la taille, en dévoiler toutes ses coutures numériques tout en laissant en suspens la potentialité de ses dégâts. C’est cette évolution du film de monstre en général (de la suggestion à la parade, et dont l’évolution de la franchise Alien illustre l’échec) qui aura permis au projet d’En eaux troubles de finir par remonter à la surface après quelques années d’errance.
Très simplement, l’idée d’En eaux troubles rejoint celle du premier Jurassic World, qui promettait aux visiteurs du parc, comme aux spectateurs du film, des monstres toujours plus gros, toujours plus effrayants, toujours plus féroces, avec littéralement « plus de dents ». Dans le genre du film de requin cela revient, donc, à décupler la taille du requin des Dents de la mer, pourtant déjà colossal. Il y a deux ans, dans Instinct de survie, un grand requin blanc se voyait déjà atteindre une taille grotesque. Mais poussé ici à son paroxysme dans le cadre d’un film plus spectaculaire, cette tendance à la démesure en vient à faire revenir d’entre les morts un monstre marin de plusieurs dizaines de mètres, jusqu’alors considéré comme disparu : un mégalodon. Si le choix de grossir la taille du requin pour tenter d’impressionner les spectateurs contemporains, prétendument blasés face à un autre qui serait de taille raisonnable, paraît déjà contestable voire contradictoire (un véritable « petit » squale est-il vraiment moins effrayant qu’un immense requin numérique ?), celui de traiter la grossièreté du pitch d’En eaux troubles à travers un esprit mi-sérieux, mi-parodique, dirige le blockbuster moyen droit dans le mur.
Peur bleue
Cette impasse est symptomatique de tout un pan du cinéma spectaculaire biberonné aux actioners des années 1980, pensant, d’un côté, réhabiliter un certain esprit de sérieux dans le blockbuster contemporain, tout en continuant, de l’autre, à tenter de masquer ses grosses ficelles et sa médiocrité par la vanne ou la réplique gag, option devenue aujourd’hui monnaie courante. Cela donne les très mauvais Rampage, Skyscraper et, donc, En eaux troubles, qui ne se plongent jamais vraiment dans ce qu’ils sont au fond (à savoir des parodies d’eux-mêmes), ni dans ce qu’ils aimeraient être (des films sérieux et parfois cruels, à l’instar des Dents de la mer). Si sur le papier, En eaux troubles semble lorgner du côté d’Abyss et des Dents de la mer, de massacre, et encore moins de peur, il ne sera question. Le cap de la série Z à la Sharknado ne sera, lui non plus, jamais franchi. Turteltaub se retrouve alors le cul entre deux chaises. Il n’assume ni la férocité et la dangerosité de ses monstres (des machines à tuer qui feront seulement quelques victimes) ni le caractère risible du projet de départ (dont le synopsis ressemble à un obscur nanar indonésien). La faute, sans aucun doute, à une volonté délibérée, par son casting et la légèreté de ses enjeux, de faire d’En eaux troubles un film familial et populaire, qui doit brasser le plus large possible. C’est-à-dire être à la fois visible de tous (donc être soft et ne jamais plonger dans le gore) et impressionnant (donc rester sérieux au maximum malgré un pitch grand-guignol). Cela revient d’ailleurs – et c’est un choix de plus en plus récurrent – à déplacer l’action au large des côtes asiatiques, près de la Chine, là où le marché du film d’action semble encore juteux et où il suffirait, donc, pour tenter d’impressionner encore, de transposer ce qui a déjà été fait ailleurs en en grossissant simplement les traits (un gratte-ciel géant dans Skyscraper, deux mégalodons colossaux dans En eaux troubles).
Quoi qu’il en soit, la synthèse du blockbuster contemporain à laquelle procède En eaux troubles (usage incontrôlé du numérique, démesure grotesque, retour du sérieux malgré la persistance de la vanne, transposition chinoise) n’excuse en rien sa bêtise crasse et sa laideur systématique. Sans vraiment s’en rendre compte, En eaux troubles nous rappelle l’importance de continuer à avoir un cinéma populaire de qualité. Car si Les Dents de la mer aura fini malgré lui par enfanter ce rejeton indigne et hideux, de quelle monstruosité pourra bien accoucher le blockbuster d’aujourd’hui ?