À chaque saison son sous-genre. Si la rom com brille de tous ses feux à la Saint-Valentin et que le mois des listes de Noël sied comme un gant à Star Wars et ses produits dérivés, quoi de mieux que le shark movie à l’heure de la météo des plages et des bikinis ? Depuis le succès historique des Dents de la mer (1975), dont la petite musique résonne chez tous les baigneurs dès que leurs pieds ne touchent plus terre, le grand requin blanc est à la pop-culture ce que le grand méchant loup fut au conte pour enfants. En quarante-et-un ans d’existence, le genre compte une cinquantaine de films dont Instinct de survie de Jaume Collet-Serra, dernier rejeton en date d’une lignée dégénérative commencée avec le premier blockbuster de tous les temps – le Spielberg, qui en raison d’un succès sans précédent, s’est vu attribué ce titre –, pour sombrer dans les eaux mal famées de la série Z et de la parodie. Jetés aujourd’hui en pâture aux chaînes de la TNT, il n’est pas rare de voir les Sharknado, Sharktopus et autres Avalanche Shark : les dents de la neige disputer par exemple quelques heures d’audience tardive aux redifs des « Marseillais à Cancún » sur W9.
C’est qu’à défaut de se réinventer, comme le font d’ordinaire les cinémas qui durent, le film de requins tueurs semble à la fois éternellement riche de son héritage spielbergien, et désespérément condamné à ne jamais le dépasser. De fait, si sa popularité mondiale s’explique par l’intelligibilité universelle de son intrigue – éviter de se faire bouffer –, le genre la doit aussi à l’invention par Spielberg d’une grammaire de l’effroi maritime jamais contestée – en gros, faire de la mer un vaste hors-champ, et de ce hors-champ la menace d’un engloutissement des corps et du plan tout entier. Si bien que depuis ce carton natif, les meilleurs films de requin ont tous pour point commun de dialoguer avec le père. De quoi faire du shark movie un genre strictement spielbergien ? Oui et non. Mais non surtout, car le film de requin a fini par échapper à la vigilance du pater en s’engouffrant précisément dans l’angle mort de tous ses films à lui : le sexe. De la traque biblique d’origine (Les Dents de la mer est un Moby Dick pour les nuls) à l’épure d’Instinct de survie, le genre, lamé d’emblée d’un sous-texte voyant comme un appel de phare – la peur primale de la dévoration, figurée par un gros cylindre dentu… – finit peu à peu par ne plus parler que de ça. Retour en trois films sur l’émancipation d’un genre adolescent, dont raffolent les teens à la saison des chaleurs.
Peur bleue (Deep Blue Sea) de Renny Harlin, 1999 : Jurassic Shark
Après l’essoufflement de la saga initiée par Spielberg, composée de trois suites officielles plus une dernière finalement non reconnue par le studio (trop nul, le film sera renommé Cruel Jaws), le shark movie profite des potentialités figuratives du numérique pour moderniser un cinéma resté cloué, dans l’imaginaire des spectateurs, aux petits ports de plaisance de Floride et ses gros poissons en caoutchouc. Résultat, fort de son expérience d’entertainer de seconde zone, Renny Harlin – à qui l’on doit notamment Die Hard 2, Cliffhanger et tout un tas de suites dont un « Freddy » et un « Exorciste » – fusionne tranquillement Les Dents de la mer avec la dernière référence en date du blockbuster tous publics : Jurassic Park (1993). En gros, le scénario de Peur bleue lui pique à peu près tout, de l’élan scientifique qui dérape à la mort navrante de Samuel L. Jackson (quoique nettement plus grotesque ici), en remplaçant les dinos par des squales, et les enfants par un Noir cool (LL Cool J en cuistot revanchard, avec copié collé de la scène des raptors en cuisine) et une scientifique sexy (oubliable Saffron Burrows, à ne surtout pas confondre avec le personnage de Laura Dern dans Jurassic Park, qui est avant tout une mère de substitution). Caricatural sans totalement assumer son penchant parodique, le film réussit l’exploit macho de s’achever sur une blague de beauf entre le héros (un blond à biceps sur le modèle du dresseur de raptors) et LL Cool J, cinq minutes seulement après le sacrifice (sexy) de la scientifique (toujours sexy). Soit l’inverse du sort réservé par Spielberg au mâle alpha dans la même scène, puisque dans Jurassic Park, c’est lui qui finira dévoré par ses bestioles pour permettre à Laura Dern de s’échapper. Pour enfoncer le clou de la revanche des mecs, précisons que la fille avait préalablement fait l’objet d’une scène de viol déjouée et d’un passage aux aveux devant le dresseur : lequel finit par lui faire reconnaître que la responsable de la catastrophe, c’est bien elle. Bref, un concentré de misogynie creusant précisément l’écart entre ce film-ci qui, pourtant, revendique lourdement son héritage spielbergien, et les deux chefs d’œuvre du maître.
Or, en ouvrant la brèche de la métaphore sexuelle, Peur bleue laisse échapper une obsession latente mais jamais formulée avec autant d’insistance. Cette marotte contemporaine du shark movie, plus ou moins subtile, plus ou moins imagée, mais toujours plus suggestive que chez Spielberg, c’est bien sûr l’analogie phallique. Abstraite dans Les Dents de la mer, comme elle l’est chez Melville, la traque du monstre s’éloignait du rivage balnéaire d’Amity Island pour rejoindre les eaux du mythe biblique, conduisant les hommes (trois mâles, pour trois figures de pouvoir : un pêcheur, la force, un shérif, la loi, et un scientifique, la connaissance) à faire l’épreuve d’une pure puissance primitive. Une affaire de phallus, certes, mais une affaire d’hommes et de miroir d’abord. Tandis qu’avec Peur bleue, qui constitue, qu’on le veuille ou non, le deuxième jalon du genre, la métaphore quitte l’horizon du mythe pour le plancher de la série B : la puissance du squale se met au service d’un désir de voir et, confortée dans sa métonymie phallique, ne sert plus qu’à déshabiller les jolies filles. Témoin l’aparté complètement gratuit du viol déjoué de la scientifique, forcée par un requin qui la pourchasse à ôter sa combinaison pour se retrouver, livrée à son agresseur comme au regard du spectateur, dans la nudité de son deux-pièces. Ou encore cet incipit forçant le trait de la convention d’ouverture jusqu’à la caricature : un groupe de jeunes flirte en toute insouciance sur un voilier quand soudain, un requin blanc perfore la coque du bateau, s’érige au beau milieu de l’assemblée comme un sexe bodybuildé, fait chavirer les filles les plus sexy et fond dessus gueule béante avant de se faire harponner in extremis par le dresseur – qui exhibe pour ainsi dire sa propre puissance du bout des bras. Au fil des décennies, le shark movie s’engouffre ainsi dans un sous-texte érotique totalement délesté du puritanisme de Spielberg ; le bis s’imposant comme seule voie d’émancipation d’un genre qui, dans le cas contraire, se serait sans doute condamné à la resucée – à l’image du Jurassic World de Colin Trevorrow, constat d’échec à 250 millions de dollars.
Open Water de Chris Kentis, 2003 : ballet nuptial
À l’autre bout du spectre économique, un passionné de film d’horreur et de plongée sous-marine accouche, quatre ans après l’ambitieux Peur bleue, du film de requin le plus réaliste, le plus terrifiant et le plus fauché de l’histoire du genre. Partant d’un fait divers, Chris Kentis pond le scénario limpide d’un couple abandonné par erreur au large du Mexique dans une eau infestée de requins. Open Water prend le temps d’exposer longuement les motivations du voyage, un break bien mérité, puis le détail du quiproquo entraînant l’oubli fatal par l’agence de plongée sous-marine, avant de suivre le couple passer par toutes les gammes de l’émotion jusqu’à la résignation. Parfaitement fauché (le film se fait pour 130 000 dollars) mais nanti d’une excellente actrice et d’une somme de stock-shots de requins bouledogues captés en conditions documentaires, Kentis prend appui sur ses faiblesses pour concocter une terreur blanche, époussetant au passage la grammaire spielbergienne de ses artifices. Exit les plans subjectifs du requin avançant sur ses proies, finis les surgissements érectiles de mâchoires montées sur ressort, l’épouvante, oppressante, se contente du hors-champ, mais pas n’importe lequel : ce hors-champ unique des films de requin, qui remplit la totalité du plan en ne laissant flotter qu’une portion infime de champ ; en l’occurrence le seul visage des acteurs, pure surface au miroir de laquelle se reflètent les peurs primaires du spectateur. L’effroi ne découle jamais des monstres, ni de leur surgissement, mais de leur simple présence muette, seulement signalée par les clapotis d’une nonchalance toute animale.
Chemin faisant, le film cache un autre dessein, discrètement fidèle au thème de la prédation féminine inscrit en petit dans son cahier des charges racoleur. Ici, malgré le cadre touristique, pas de teens batifolant dans une ambiance de touze, prêts à se faire croquer à la moindre secousse ; juste une workaholic qui, fatiguée par son boulot, se refuse poliment à son époux la veille d’une excursion sous-marine. Or le film, pas dupe, prend quand même soin d’exposer la nudité de son actrice dans une scène très « home-movie », ménageant une petite place à la frustration d’un spectateur résigné à se le tenir pour acquis. L’exhibition, suivie de dévoilements discrets, comme l’ouverture pigeonnante de la combinaison de plongée, place le spectateur dans une position de voyeur paradoxale ; rien ne venant signaler, à la surface de la mise en scène documentaire, la moindre volonté d’aguicher. Pourtant, tout dans la manœuvre des prédateurs corrobore l’idée d’un harcèlement ciblé. Première croquée, puis ardemment défendue par son mari avant qu’il ne succombe à ses blessures, la chasse invisible des requins s’apparente à une danse nuptiale de 24h, au terme de laquelle, sans espoir et vaincue, l’épouse se résigne à se laisser choir dans le hors-champ. La scène, muette et gracieuse, évoque un abandon de poème courtois, l’héroïne sombrant dans les profondeurs comme on tomberait, épuisé et conquis, dans les bras de Morphée. Anti-spielbergien, mais pas anti-shark movie pour autant, le film finit ainsi, pliant son naturalisme à la tradition slasher de la final girl, par payer son tribut aux lois du genre. Mieux, il lui confère de nouvelles lettres de noblesse, Open Water ouvrant la voie à une relation originale entre le squale et sa victime : un jeu de séduction.
Instinct de survie de Jaume Collet-Serra, 2016 : chasse gardée
Or, depuis maintenant treize ans que le genre nous gratine de parodies toujours plus guignolesques, Instinct de survie, le représentant 2016 au rayon sensations de l’été, semble avoir pris bonne note de ces quarante ans d’évolution vers le bas. Pas de scénario ambitieux façon Peur bleue, pas d’ultra-réalisme non plus, juste Blake Lively en jeune surfeuse pourchassée par un requin particulièrement téméraire. Mais le pitch, modeste, cache en réalité le film de requin le plus intéressant depuis Open Water. Entendu que le genre ne se prête plus aux crossovers farfelus, Jaume Collet-Serra prend d’abord le parti de le décaper jusqu’à l’os afin, dans un second niveau de lecture, d’y chercher ce qui en ferait l’ADN. Récapitulons schématiquement (pas moins que ne le fait sa bande annonce) : Blake Lively, actrice en mal de confirmation mais néanmoins mondialement réputée pour sa plastique de rêve, surfe seule dans une crique paradisiaque ; attirée par une carcasse de baleine criblée de morsures, la surfeuse s’éloigne du bord et finit à son tour par se faire croquer puis pourchasser par un énorme requin blanc bien décidé à la harceler jusqu’à la capitulation. A priori rien de très inventif, à ceci près que Jaume Collet-Serra ne dispose pas de n’importe quelle actrice, et que le film, multipliant ralentis et close-up sur le corps gracile de son héroïne, prend soin de nous le faire savoir. De l’instant où Blake Lively se dénude pour enfiler sa combinaison jusqu’à la première morsure du squale, l’actrice est scrutée sous toutes les coutures ; le film semblant autant fasciné par sa perfection physique, que par l’idée de communiquer son obsession au spectateur. Ce faisant, usant jusqu’à plus soif du contre-champ sous-marin cher à Spielberg, la première demi-heure d’Instinct de survie offre avec le point de vue du requin un angle de jouissance optique supplémentaire, conviant, au passage, tout le règne du vivant – autrement dit, toutes les libidos – à venir se rincer l’œil.
Et ce qui devait arriver finit bien par arriver : aux premières loges du spectacle, le requin ne résiste pas à l’envie de la goûter. La première morsure, bénigne en regard de la taille du monstre, ne s’apparente alors qu’à un baiser volé, un petit suçon pas bien méchant. Littéralement, ce gros « ça » pourvu de nageoires, figure monstrueusement amplifiée du désir du spectateur, ne résiste pas au désir de crever l’écran. Plongeant la grammaire du genre – une abscisse, la surface de l’eau, et une ordonnée, les abysses invisibles d’où surgissent les requins à la verticale – dans un récit d’amour meurtri, Instinct de survie transvase les fondamentaux spielbergiens du tentpole originel au petit bain des émois érotiques de la série B – dans le sillage des grands cœurs en mousse, comme L’Étrange Créature du lac noir de Jack Arnold. Pas moins, en somme, qu’un béguin de grand blanc virant à la séquestration. Et si l’hypothèse romantique se prête à pas mal d’objections, à commencer par le charcutage en règle des trois hommes qui tentent de la secourir, on préfère à l’idée d’une égalité de traitement, la réaction jalouse d’un prétendant très encombrant. D’ailleurs le film ne manque pas de signaler que le carnassier, dont l’existence était d’emblée suggérée par la carcasse de cette baleine morte, n’aurait de toute façon pas daigné se déranger pour moins que Blake Lively. Car aucun des Mexicains familiers de la plage, qui la conduisent et l’accueillent sur place, ne l’avertissent du moindre danger. Pas de Blake Lively, pas de requin : façon de dire qu’aujourd’hui, le shark movie ne mord plus sans hameçon. Et il ne faut pas douter que l’enjeu numéro un de Jaume Collet-Serra, bien avant la mise en scène de la confrontation, ait consisté à rendre l’actrice la plus attirante possible aux yeux de n’importe quel quidam vaguement sexué : hommes, femmes, ados – et requins, donc. Et à ce titre, si le climax semble aussi grotesque, c’est bien parce qu’il cherche à se faire comprendre du plus grand nombre : aux assises de Dame Nature, la belle finit par obtenir gain de cause en condamnant ce phallus géant à l’empalement (ironie de l’arroseur arrosé – et toc).
Pour autant, le film ne s’arrête pas là, apportant par petites touches sa modeste contribution au ravalement de l’épouvante maritime. À l’image de ce plan terrifiant et majestueux où l’ombre du requin, à la fois voyeur et violeur en puissance, apparaît furtivement dans le renflement d’un rouleau translucide – comme le bombement d’un serial killer caché sous un rideau. Le plan bouscule mine de rien la règle de champ-contrechamp amphibie défini par Les Dents de la mer, basé sur le recto visible (la surface) et le verso opaque (les profondeurs) du décor désespérément binaire duquel Open Water avait déjà exploité toutes les ressources. C’est donc l’occasion pour cet honnête artisan de l’effroi (le réalisateur est notamment à la baguette d’Esther (2009), pas le plus mauvais film d’épouvante des dix dernières années), de tester la résistance des outils de papa en posant, disons, sa pocket-bike flambant neuve à la place de la Harley rétro qui trônait sur l’établi. Pas l’ombre d’un chef d’œuvre, loin de là (le genre étant condamné à vivre dans celle de son géniteur), mais le soucis d’allier les potentialités du numérique à la ligne claire d’un scénario exfolié de toute goinfrerie. Ce qui, après des années de nanars, n’est pas un mal. Pas de quoi refaire la réputation de ce gros poisson non plus, à moins que le film ne soit justement, par sa façon d’apparenter le monstre à un amoureux éconduit, le premier pas d’un tournant vegan du genre. Plus vraisemblablement, c’est pour Jaume Collet-Serra l’occasion d’excaver une fois encore le souvenir de cette angoisse enfantine, universelle et profonde, sous la forme qui sied le mieux aux genres émancipés, devant lesquels se blottissent tous les ados pour parfaire leur apprentissage loin des pères : celle d’une sympathique série B.