En ville est un film aussi curieux qu’irritant. Peut-être doit-il cette ambivalence à la nature bicéphale de sa conception : il est le fruit de deux cinéastes, d’une femme et d’un homme, l’une confirmée et l’autre débutant, Valérie Mréjen et Bertrand Schefer, la première venant des arts plastiques, de la vidéo et du court-métrage, le second de la philosophie, de l’édition et de l’unité Fictions d’Arte. Le dualisme est poussé jusque dans la forme du récit, celui d’une rencontre – dans une petite ville portuaire qui pourrait être Saint-Nazaire – entre une lycéenne et un photographe.
Notre cinéma d’auteur hexagonal, ogre avide de chair fraîche, est friand d’adolescentes. Il aime à se repaître des premiers pas, devant la caméra, d’actrices précoces. Son rite le plus régulier est la défloraison d’une jeune vierge de cinéma, vampirisée en quelques bobines de ses premiers sucs de spontanéité. Ici, il s’agit de Lola Créton, qu’on avait croisée dans le Barbe-Bleue de Catherine Breillat et retrouvée dans Un amour de jeunesse de Mia Hansen-Løve, menu bloc d’agile impavidité se mouvant au-devant des caméras avec une certitude bluffante, faite d’on ne sait quel partage entre inconscience et défi. Heureusement pour elle, En ville n’a rien d’un ogre assoiffé d’essence juvénile. Il échappe même à ce culte de la « fraîcheur », ce vitalisme exacerbé, qui fait loi dans les fictions adolescentes. Mréjen et Schefer substituent à leur fébrilité la rigueur d’un cadre ancré, très affirmé, où les corps ne sont plus suivis, comme captés, mais dans les limites duquel ils doivent s’inscrire, trouver leur place. En ressortent tantôt l’aisance, tantôt la gaucherie, dans une forme d’étrangeté qui fait mine de toucher au naturalisme sans jamais s’y mouiller.
Iris traverse son âge adolescent les yeux grands ouverts. Elle sort, va en cours, aime un garçon, se balade, dîne en famille, et pose sur tout cela un regard mat. Plaque sensible, elle se laisse impressionner par son environnement : les grands blocs, les lignes croisées, les couleurs froides, les perpétuels remous de l’eau grise, la géométrie massive de sa ville portuaire, où tout repose dans une sieste sans fin, un ennui gourd, anesthésiant. Cet ennui, c’est exactement ce que recherche Jean (Stanislas Merhar), lui qui ne photographie que des ensembles déshumanisés, entrepôts, voies ferrés et infrastructures en friche. Un paysage morne où la ligne prend toute sa force et à la surface duquel l’absence humaine dépose un souffle de mélancolie. Ils se rencontrent un beau jour, sur une route.
En ville ne déroule aucune dramaturgie, mais place chacun de ses deux personnages dans différents cercles de fréquentations, formant autour d’eux comme des poches. Amants, amis, famille et la ville en guise de solitude. Le film joue de ces frictions entre êtres disparates, disproportionnés, et mêle leurs différentes postures à l’écran : discrétion, affectation, maladresse, aisance, gêne, indifférence. Ces modes s’entrechoquent et dessinent un burlesque de la dissonance, des grands écarts. C’est une manière subtile, parfois drôle, de poser des personnages, non par une suite psychologique ou comportementale, mais par un système d’oppositions, de frottements. Des petites touches qui se suivent avec l’apparence d’un grand éclatement, mais renvoient à un motif plus vaste.
Quel motif ? Le projet esthétique de Mréjen et Schefer consiste à se fondre dans cette monotonie du décor provincial – province littorale alpha, qui n’est d’ailleurs jamais nommée – pour, le temps d’une rencontre, y creuser une ligne de fuite pointant providentiellement vers Paris. Encore une fois, c’est le dualisme qui prime, mais une forme spatio-temporelle du dualisme. Faire éclore une biographie d’un temps cyclique. Trouver l’aventure là où tout semblait la rejeter. En un mot : dégager une perspective de la platitude. Car si sa rencontre avec le photographe détermine la première venue d’Iris à Paris – et, on le devine, sa future installation –, elle permet aussi à Jean d’accéder à un nouveau paradigme artistique : l’introduction de la figure humaine dans son travail. Et cette figure n’est autre, bien évidemment, que celle d’Iris, dont il exposera le portrait en grand format sur un mur de la ville.
Le problème ne réside pas, bien évidemment, dans ce qui est dit, vaguement intéressant, pas nouveau pour un sou, sur la création, l’image, le regard, bla, bla, bla, toutes ces conneries. Le problème, c’est que tous les éléments de réalité dont le film se sert – décors, corps, personnages, objets, récits – sont disposés avant tout pour servir son dispositif iconique, son beau vertige dans la spirale des regards. Prenez le prénom de l’héroïne qui, à lui seul, fait déjà dispositif avec l’appareil photographique que Jean pointe sur elle : Iris, l’autre nom du diaphragme qui détermine le flux lumineux passant par l’objectif. Ce ne serait pas si grave si le dispositif renvoyait à une réalité plus vaste, synthétique, mais non : le dispositif ne vaut ici que pour lui-même. Il est le seul horizon que se propose le film : partir de la réalité pour atteindre au dispositif, alors que c’est précisément le contraire qui permettait d’éviter la tautologie et, en dernière instance, l’absolue vanité de l’exercice. Il y a, chez Mréjen & Schefer, une tendance autoréflexive trop appuyée, qui sert ostensiblement leurs intentions de créateurs hyperconscients d’une métaphysique de l’image.
De plus, le film joue un jeu dangereux à fricoter ainsi avec la monotonie comme motif esthétique. Soit il y plonge – et s’en fait la victime – soit il en organise des sorties obtenues au forceps (car la monotonie est un sable mouvant : il faut brûler beaucoup d’énergie pour en sortir). En témoigne une citation de Proust, lâchée à brûle-pourpoint par un professeur dans les couloirs du lycée, et qui tombe sur le spectateur comme un parpaing sur le badaud innocent. Le film en ressort toujours plus pédant, voir un poil péteux, et confirme que sa propension au dandysme n’était qu’une complaisance supplémentaire. C’est d’autant plus regrettable qu’En ville construit une belle partition vocale – avec ses solos, duos, trios de personnages – faite de pleins et de trous, de bavardages et de fulgurances, de mots et de silences, de montées et de retombées, qui sonne comme une langue familière (issue d’un dandysme eustachien). Mais il ne résiste pas à son horizon plastique, lesté de tout réel, et qui fige bien souvent la superbe des postures dans le gel de la pose.