Assister à un festival aussi foisonnant que Côté Court dans un espace aussi restreint que le Ciné 104 de Pantin (avec terrasse, tout de même), c’est s’exposer à voir accentué le côté « petite famille du jeune cinéma français » que peut présenter le peuple qui hante cette manifestation très prisée (à juste titre). Ainsi, à cette vingt-sixième édition, dans le petit hall de ce bel établissement à trois salles, peut-on croiser des têtes familières de la plus ou moins jeune garde nationale, comme Vincent Macaigne, Pascal Cervo ou même Élodie Bouchez (dont le fils Tara-Jay Bangalter a reçu le Prix d’interprétation masculine ex-aequo pour Journée blanche de Félix de Givry)… Cette impression d’ambiance familiale se retrouve dans les sélections, où il n’est pas rare qu’un nom paraisse au générique de plusieurs films — et on ne parle pas seulement d’Emmanuel Chaumet, boss d’Ecce Films, habitué du festival où il produit traditionnellement une bonne tranche de la sélection « Fiction ».
Hugues, de Pascal Cervo
Prenons Pascal Cervo : acteur dans Enfant chéri de Valérie Mréjen et Bertrand Schefer (récompensé du Prix spécial du jury), également dans Dernières nouvelles du monde de François Prodromidès, mais surtout réalisateur de Hugues, le Grand Prix Fiction de cette édition. Ce film, suivant les mésaventures d’un acteur de théâtre (Arnaud Simon, l’autre Prix d’interprétation masculine) dont le refus d’être dérangé dans son pavillon de campagne se trouve constamment contrarié, est une comédie aux ressorts redoutables, où on finit par attendre avec délice que le moindre hors-champ ou raccord sonore libère sa surprise, pour perturber l’envie de solitude du bourgeois barricadé au milieu d’un monde qui bouge. Seule la fin en forme d’atterrissage vers le rassérènement déçoit quelque peu, comme un regret de la folie qui l’a précédée. Il n’empêche qu’à ce côté de ce film, un autre comme Dernières nouvelles du monde (où un moine copiste du 15e siècle sort de son cloître sous le prétexte d’aller découvrir l’invention d’un certain Gutenberg) paraît beaucoup plus sage : bien fait mais plus prévisible, tel un film « d’époque » d’un académisme léger, ne prenant guère de risques (hormis l’escamotage de la rencontre avec l’imprimerie, signifiant que l’intérêt du voyage serait ailleurs) ; cependant, on retient la rencontre du personnage principal avec le curieux messager au corbeau joué par Cervo comme le passage le plus savoureux.
Troubles dans le récit
C’est encore Cervo qui, pour moitié, sauve de l’ennui poli Enfant chéri, orchestration en champ-contrechamp d’un règlement de comptes verbal entre un fils et son père au cours d’un trajet en voiture, dont on retient surtout un brillant numéro d’acteurs aux mots bien choisis pour autopsier le mal-être que peut receler une relation filiale. L’autre moitié, c’est le suave Jacques Nolot, lui aussi dédoublé sur le festival puisqu’il est également au centre d’À discrétion de Cédric Venail, exercice nettement plus riche et subtil sur le récit, récompensé du Prix de la presse. Il y joue un vieux monsieur mystérieux qu’un producteur de documentaires vient interroger sur un lieu secret qu’il semble avoir fréquenté jadis, où l’on s’adonnait en toute quiétude à une forme de voyeurisme bien intentionné sur le monde alentour. L’interrogé évoque avec une délectable théâtralité cet ancien passe-temps satisfaisant un besoin somme toute primitif, comment celui-ci s’inscrivait dans les creux de son temps et comment le temps en a gâché la pureté (ou plutôt ce que l’on concevait d’elle) — et tandis qu’on l’écoute, le doute s’installe, peu à peu et un peu partout. Cet homme qui commence son témoignage en lisant un texte que l’autre lui a préparé dit-il la vérité, ou brode-t-il complètement ? Le voyeurisme peut-il raisonnablement être innocent ? Où est la frontière entre observateur du réel et spectateur d’un show ? Le monde est-il une scène permanente, et sommes-nous son public ? À discrétion réussit à cristalliser autour de cet échange (ponctué par un plan final idoine) et de ces attitudes d’acteurs un large spectre de questions comme celles-ci, sans se forcer à y répondre, pour le seul plaisir (partagé) de faire éclater la complexité de la thématique.
En autre exemple de récit jouant sur les failles d’un autre récit en son sein, il nous revient le beau Les Dessins de Marc-Antoine Vaugeois. Un homme et une femme dissertent sur chaque planche d’un album de dessins réalisés par la femme et représentant l’homme marchant dans un parc. Peu à peu, le discours apparemment factuel et neutre des dessins fait place à l’imagination et au désir de la dessinatrice (et par ricochet, celle de son vis-à-vis et sujet), tandis que les échanges verbaux d’abord explicatifs laissent paraître leurs failles, avant que les interlocuteurs ne préfèrent le silence.
Troubles dans l’imaginaire
D’autres films de la sélection Fiction s’amusaient à brouiller les pistes de leur narration en s’aventurant sur le terrain de l’onirisme. La plus marquante proposition de ce type est sans nul doute celle de Yann Gonzalez avec Les Îles. À partir d’une scène inaugurale en forme de version interdite aux moins de 18 ans des slashers de Wes Craven (un jeune couple, du sexe, un tueur dont le visage monstrueux — designé par Bertrand Mandico — évoque à la fois Freddy Krueger et le masque de Scream), le réalisateur des Rencontres d’après minuit organise un voyage à travers une enfilade de fantasmes sexuels à l’imagerie et aux mots très explicites, chaque scène servant de porte d’entrée à la suivante jusqu’à la perdition. Comme dans son long-métrage, le cinéaste se livre moins à une célébration de l’acte sexuel qu’à celle du désir de sexe, de sa fantasmagorie.
Les Îles, de Yann Gonzalez
La fascination est moins évidente devant Lost in Meditation de Charles Castella, pourtant pas dénué d’intérêt. Le réalisateur y joue un adepte de la méditation qui, au cours d’une séance, se perd dans ses souvenirs, ses rancœurs, les associations d’idées entre tout cela et des scènes imaginaires qui peuvent en découler. Le jeu du dédale des réalités fait mouche tant qu’il dure, quoiqu’un peu trop balisé (on reconnaît les petits événements qui ont présidé à la création de cet imaginaire), et puis le retour à la conscience sonne comme une fin de récréation légèrement décevante.
Quelques films se sont risqués sur le terrain du fantastique de conte, sans que ce soit une franche réussite. Récompensé du « Prix du GNCR », Étrange dit l’ange de Shalimar Preuss met en scène une fillette dont les vacances sont quelque peu hantées par les nouvelles d’insécurité du monde alentour, l’incitant à jouer le réel sous l’angle d’un imaginaire aussi fasciné qu’inquiet. Le petit exercice de réalisme discrètement enchanté est délicat comme il faut, mais à l’arrivée assez anodin, et a en plus le défaut de s’achever sur un plan d’irruption forcée du fantastique, d’une similarité frappante avec celui d’un autre film encore moins aimable : L’Âne du Graveyron de Chinlin Hsieh. Dans ce dernier, le regard de la caméra s’extasie à l’envi sur de beaux paysages méridionaux, avant que le personnage principal, un jeune randonneur, ne soit abordé et invité par un étrange couple d’âge mûr dans une maison de campagne. Après un certain temps passé à soigner avec une ostentation encombrante son ambiance inquiétante, le film finit par laisser poindre l’espoir qu’il se passera enfin quelque chose… et le plan incongru arrive, sans que son étrangeté si inopinément jetée à l’image provoque plus qu’un rire étranglé.
Concernant plus spécifiquement l’imaginaire des cinéastes, on ne peut pas dire que le cinéma de genre (à l’exception de l’infiltration du slasher dans Les Îles) ait été à la fête dans ce cru Côté Court 2017. On aimerait oublier au plus vite l’épouvantable comédie musicale À ton âge le chagrin c’est vite passé d’Alexis Langlois qui, autour d’une bande de copines tâchant de consoler une des leurs qui vient de se faire larguer, tente de conjuguer la réappropriation contemporaine des codes du genre par Jacques Demy avec la vulgarité subversive de John Waters (looks androgynes tapageurs et roulages de langues démonstratifs), le tout mixé dans une iconographie de pop-culture adolescente « clip/SMS/rézosociaux ». Le résultat est non seulement raté, mais franchement antipathique : pour aller vite, on dira que Langlois confond modernisme et complaisance dans la mode, transgression et régression, bouillonnement juvénile et tournage à vide, exubérance libératrice de soi et agression de l’autre (un pastiche de clip de rap frôlant l’apologie du viol de l’ex indélicat). Plus regardable, mais guère enthousiasmant, le thriller Du plomb pour les bêtes de Théodore Sanchez-Wilsdorf s’avère une déclinaison chichiteuse des Chasses du comte Zaroff, si préoccupé de soigner son ambiance qu’il désamorce par anticipation l’efficacité de ce qui découle de son exposition (il y a des chasseurs, on devine vite qui sera la proie). Seule la toute fin, avec une ultime surprise à l’accent nihiliste, rehausse l’intérêt — trop peu, trop brièvement, et trop tard. On a été plus séduit par le conte fantastique Le Collectionneur de Thomas Lévy-Lasne (par ailleurs peintre) qui, sur le loufoque postulat — révélé à la fin — d’une machination multiséculaire à la base de toute l’histoire des arts picturaux, développe une narration délicieusement lovecraftienne, où sur un ton d’abord trompeusement ludique l’inquiétude se distille dans les angles morts du regard, comme elle règne plus loin dans les angles morts du monde, avec Benoît Forgeard en délectable maître de cérémonie.
Le Collectionneur, de Thomas Lévy-Lasne
Le plus bel âge ?
À ton âge le chagrin c’est vite passé n’avait le monopole ni de la représentation de l’adolescence ni de celle de la rupture amoureuse au festival — heureusement, même si toutes les promesses n’étaient pas tenues. Avec Ta bouche, mon paradis, Émilie Aussel tente un film choral sur les variations du désir et de la recherche amoureuse chez les ados. Les fragments consacrés aux couples, tandems ou trios font plutôt mouche, parfois jusque dans leur côté un peu bouffon, mais quand dans la dernière scène tout ce monde se voit rassemblé pour prendre les grandes décisions, les échanges et le film se font pesants et peu productifs. De son côté, After School Knife Fight de Caroline Poggi et Jonathan Vinel (tandem s’étant fait une réputation avec Tant qu’il nous restera des fusils à pompe) filme un quatuor musical d’étudiants prêt à se séparer pour cause d’éloignement de la chanteuse, ciment du groupe mais dont le batteur est secrètement amoureux. Là encore, des duos se forment l’un après l’autre avant que tout le monde communie, ici en une ultime répétition à la temporalité incertaine et en un espace à l’abri des regards (les instruments sortent pour ainsi dire de nulle part) et bientôt hanté par des notes spectrales, acmé réussie d’un film par ailleurs un peu figé dans son souci de « faire de la mise en scène », où même l’échange de travellings du début pour figurer le désir caché semble trop appliqué et volontariste pour convaincre.
Idols de Blanca Camell Galí est, lui, une tentative de poème filmé audacieuse, pas immédiatement aimable mais qui parvient à distiller son charme amer. C’est en fait une sorte d’adaptation d’un poème écrit par la sœur de la réalisatrice, Marta, laquelle joue le rôle principal tandis qu’on entend sa voix off lisant le texte d’origine. Le personnage se rend à une fête où elle espère renouer avec son ancien amant ; mais celui-ci ne viendra pas et peu à peu, l’agitation de la fête se teinte pour elle d’amertume et de dépit. Tandis que la voix-off égrène imperturbablement le texte, la temporalité des souvenirs de l’amour déçu se brouille, le visage de la femme se superpose à lui-même dans les néons colorés où elle agite son corps sans y croire, les flash-backs des signes d’un échec annoncé qu’elle a ignorés (l’amant jouait manifestement avec elle) sont cruels. Peu expansif dans les sentiments, Idols a pourtant bien quelque chose de déchirant dans son récit d’un désir qu’on finit par mépriser. Marta Camell Galí est repartie avec le Prix d’interprétation féminine.
Idols, de Blanca Camell Galí
On l’aura compris : à ce stimulant cru 2017, il n’était pas simple de trouver un unique fil conducteur, une tendance générale qui animerait tous ces films, même si les passerelles entre eux ne manquaient pas. Les désirs de cinéma y étaient de natures et d’expressions diverses, et quelque part cela rassure sur l’état de la créativité cinématographique chez ceux qui préfèrent encore le format court.
Mais à force de suivre ces passerelles, on en oublierait presque d’écrire un petit mot sur Le Film de l’été, récompensé d’un Prix du public tout à fait compréhensible. Emmanuel Marre signe là un intrigant road-movie de vacances, où se tisse en filigrane une relation filiale « parallèle » entre un petit garçon baladé par son père (les parents sont divorcés) et un inconnu miné par la solitude qui s’est incrusté dans leur voyage. Le soleil chauffe les peaux et les esprits, le caractère fugitif de ce qui peut se jouer pour l’enfant (petit ou grand) dans cette période est propice à l’espoir et à l’amertume, le grondement de l’autoroute semble vouloir niveler l’expression de l’intime vers une monotonie trompeuse : c’est de cette conjonction judicieuse des sensations que Le Film de l’été joue avec doigté pour faire surgir les sentiments.
COMPÉTITION ART VIDÉO
Tension et lignes de fuite
Où se situe la frontière entre ce que l’on nomme l’art vidéo et les films qui sont proposés dans la partie intitulée par le festival Côté Court « fiction » ? D’une certaine façon, on pourrait grossièrement dire que d’un côté se trouve le cinéma de fiction traditionnel, et de l’autre ce qui pourrait s’apparenter à du cinéma expérimental, quelque chose de plus lié avec ce qui peut se produire dans les écoles d’art, par des cinéastes ayant souvent été amenés à penser leur pratique en corrélation avec d’autres médiums telles que la peinture, l’installation, la performance, la danse, etc…
Pourtant, il est certain que la frontière dissociant ces deux catégories reste mince, tant certains films présentés à l’occasion de cette édition du festival Côté Court auraient pu concourir dans l’une ou l’autre des sélections sans que cela étonne plus que ça. Mais à défaut de réunir au sein d’un tronc commun l’ensemble des approches cinématographiques, c’est tout l’intérêt de ce genre de manifestation d’offrir une visibilité à ces deux pans de la création cinématographique qui dans le domaine de la critique, ainsi sûrement que dans la tête de nombreux spectateurs amateurs ou assidus, semblent appartenir à deux univers différents. On peut en effet s’interroger à la lecture des revues papier ou numériques sur les raisons qui font que ce qui touche à la vidéo sera plus facilement recensé par des publications traitant de la création contemporaine et des Beaux-Arts en général.
Toutefois, de Chantal Akerman à Abbas Kiarostami, en passant aujourd’hui par Apichatpong Weerasethakul, des réalisateurs ont pu s’aventurer des deux côtés et permettre à leurs films les plus radicaux formellement de s’offrir une visibilité au sein des circuits d’exploitation plus traditionnels. Et puis rappelons à quel point le domaine de la vidéo n’aurait sûrement jamais été ce qu’il est sans l’apport de Jean-Luc Godard qui, au désespoir de certains spectateurs, n’a cessé tout au long de sa filmographie d’interroger chaque composante de son art, au point qu’il est difficile de ne pas penser à son travail face à beaucoup des films projetés cette année.
Ce qui frappe particulièrement à la vision de l’ensemble de cette sélection, c’est le travail, le soin apporté à la bande sonore, qu’il s’agisse de simples bruits d’ambiance ou de l’utilisation de partitions expérimentales ou bruitistes. Et pour revenir à Godard, il est intéressant de rappeler qu’en 1973, durant sa période militante maoïste, que l’on nomme aussi d’ailleurs période vidéo, le cinéaste suisse créera avec Anne-Marie Miéville une société de production appelée Sonimage. Le nom peut surprendre, mais comme aime à le faire remarquer Jean Douchet, il n’est pas innocent qu’au sein de cette période de son œuvre Godard mette le son avant l’image, comme pour mieux rappeler qu’une image peut muter et se distordre non seulement selon la place qu’elle occupe au sein d’un montage, mais aussi selon la bande sonore qu’on lui administre, dont on la recouvre. Car il s’agit bien d’interagir avec l’image, non pas via un filtre de couleur, un éclairage ou un effet, mais via un son, un bruit, un commentaire.
Le recours aux forêts
Ce qui frappe au vu d’une grande partie de la sélection, c’est avant tout la mise en avant d’un rapport conflictuel au monde contemporain, et la recherche d’une échappatoire via notamment un désir d’immersion au sein du paysage ou du religieux. Cette prise de distance vis-à-vis de la société vise à retrouver une forme de dépouillement originel, un sentiment d’unité, par opposition au quadrillage conçu par la technique pour orienter les différentes destinés de façon à les faire correspondre avec les intérêts d’un petit groupe.
Ce monde qu’il faut quitter en est parfois à un stade terminal, comme c’est le cas avec The Peacemaker, film de Pierre-Édouard Dumora entièrement réalisé avec de petites figurines en plastique, qui sans être génial parvient tout de même à faire vivre ce récit post-apocalyptique. Le personnage principal, ou disons plutôt la figurine principale, est un GI Joe amnésique qui erre dans une post-humanité à la recherche de lui-même et du monde qu’il a connu.
Growth Can Dance de Jean-Charles Massera est une plongée dans le monde de l’entreprise, centrée autour de quelques personnages quasi mutiques, effectuant un nombre limité de gestes énigmatiques, burlesques. De par ces quelques gestes et expressions, rendus d’autant plus absurdes grâce une bande sonore qui semble comme décalée de l’ensemble, cette entreprise apparaît alors comme la cage d’un hamster dans laquelle sont disposés un ensemble d’éléments de parcours qui contraignent chacun à tourner en rond.
Growth Can Dance, de Jean-Charles Massera
Le Banquet, d’Ariane Loze, film dans lequel la réalisatrice joue tous les rôles, convoque onze femmes autour d’une table, pour un repas au cours duquel la conversation s’oriente vers un certain nombre de banalités. Ariane Loze différencie les personnages via des tenues et des coupes de cheveux différentes, mais aussi par la façon dont la discussion révèle un ensemble d’avis divergents qui caractérisent chacune des convives. Mais la force du film et de ce dispositif réside dans cette incapacité que nous avons à finalement dissocier qui dit et qui pense quoi. Malgré les différences de points de vue qui peuvent apparaître, l’ensemble renvoie malgré tout à un seul et unique visage, suggérant ainsi que la prétendue diversité des caractères et la façon dont chacun prétend s’affirmer en tant qu’un individu n’est qu’un leurre.
Le Banquet, d’Ariane Loze
Deuxième partie d’une série intitulée Rituel, réalisée par Louise Hémon et Emilie Rousset, Le Vote fait interpréter par un seul et unique acteur, sur une toile de fond digne de l’affiche électorale la plus banale, un ensemble de témoignages recueillis auprès de différentes personnes liées de près et de loin à ce processus démocratique central qu’est le vote. Il s’agit donc de rejeter la forme documentaire habituelle qui consisterait à aller à la rencontre de ces divers protagonistes, pour mettre en scène la parole issue de ces rencontres dans le cadre d’un studio et en s’appuyant sur un seul et même acteur. Ce qui pourrait être de l’ordre du micro-trottoir devient alors une performance dans laquelle on ne peut distinguer qui dit quoi, où commence et où finit le témoignage d’une personne, puisque tout semble lié via ce fond neutre et l’interprétation du comédien. Chose étrange, si ce procédé permet à l’acteur de se mettre en avant, de par la performance consistant à évoluer dans un tel cadre conceptuel, le dispositif crée finalement une forme de neutralité, un effet de distanciation vis-à-vis du discours. Là où une caméra immergée dans la rue peut nous détourner de la singularité ou non d’un propos par la mise en scène que chacun peut être amené à faire de lui-même, la restitution de ces propos par un acteur unique crée une forme de vide autour du discours qui permet au spectateur de l’appréhender en dehors de toute comédie sociale. Mais si le dispositif séduit dans un premier temps, les paroles recueillies ne sont que d’un intérêt mineur et peinent à faire émerger dans la tête du spectateur la moindre réflexion profonde à même d’interroger ce à quoi on l’a invité à réfléchir, à savoir le vote.
Face à cette humanité qui se condamne elle-même, le plus sage réside alors dans le recours aux forêts. Woods & Waters, d’Antoine Parouty, est une très belle déambulation sur un cours d’eau, en pleine nuit. Plongée dans l’obscurité, la nature se révèle à nous via l’aide d’un projecteur allumé ou éteint selon les endroits et les moments. La lente dérive de la barque, le son de l’eau qui s’écarte sous son mouvement, crée un sentiment de quiétude, d’une grande douceur, qui vous immerge dans l’écran. La vie de la nature au cœur de la nuit nous apparaît comme un monde mystérieux qui semble jouir de son existence indépendamment des turpitudes humaines. Seul un projecteur tente de surprendre çà et là cette existence se situant dans un espace-temps qui obéit à la logique de ces autres habitants de la planète que sont les végétaux et animaux, résidents et citoyens des eaux et forêts.
Dans Arsenic, le personnage principal, du nom de Chloé, erre en différents endroits du globe, de préférence loin de toute présence humaine. Les rares contacts qu’elle noue avec ses semblables se font lors de cérémonies collectives, ancestrales, primitives, que cela soit un genre de procession rythmée par les tambours, ou un abattage rituel. Loin du monde moderne, seuls trouvent grâce à ses yeux les groupes sociaux qui n’ont pas encore délaissé les activités et les gestes premiers qui relient l’homme aux dieux et à la nature.
Avec Orfeo, d’Isabel Pagliai, il s’agit une nouvelle fois de convoquer le mythe pour s’extraire du temps social en vue de rejoindre un temps intemporel, au sein de la forêt. Centré au départ sur les visages de deux enfants, le film nous plonge ensuite plus largement dans un paysage qui appelle à lui ceux qui ont choisi de se détacher du monde, sorte de point central et stratégique d’où il est possible de s’élever afin d’accéder au temps mythique. Et dans les deux cas, ces films réussissent à travers leur logique radicale et dépouillée à créer un espace-temps qui entraîne le spectateur très loin des sentiers balisés.
Orfeo, d’Isabel Pagliai
Ce rapport au religieux et au rite est aussi au centre de Ce que je m’ai souvenu, de Louise Narboni. La cinéaste franco-portugaise, en vacances au Portugal avec sa famille, confronte des images filmées simplement lors de cette période estivale, avec une conversation en voix-off dans laquelle les adultes de cette même famille évoquent leur rapport à l’enfance. Ce retour sur les terres familiales, au sein de la communauté qui vous a vu grandir, conduit alors à s’interroger sur la façon dont l’éducation, via notamment le rite religieux, a conditionné votre rapport au monde, quand bien même on a eu la volonté de s’en émanciper. Toutes ces réflexions sont en partie menées alors que la caméra filme le petit dernier de la famille, comme si la réalisatrice cherchait à discerner ces moments où l’enfant structure son rapport au monde, pose les premières pierres d’un édifice qui, malgré les formes variées et singulière qu’il prendra, continuera de s’appuyer sur une base qui est en train de se consolider à ce moment, sans que l’on puisse comprendre comment et pourquoi.
Mais quel que soit le type de société auquel on adhère ou qui s’impose à nous, la question du corps, de sa guérison et de son devenir, reste centrale. Dans The Blinding Light, le réalisateur superpose un tableau de Fra Angelico intitulé La Guérison du diacre Justinien avec des photos prises dans un bloc opératoire, alors que les uniques sons présents sont là pour rappeler le bruit des machines présentes dans ce bloc opératoire. D’un côté un corps entre les mains à la fois de la science et de la religion, de l’autre la grande machinerie moderne qui entoure le patient de ses milles spécialisations. Mais à chaque fois, ce sentiment intemporel et universel que le corps et son devenir restent le mystère absolu face auquel chaque être et chaque groupe social se trouvent démunis.
Enfin, pour conclure cette approche, Vingt-neuf minutes en mer de Jacques Perconte se constitue d’un seul et unique plan de l’océan, mais retravaillé par un effet qui semble le construire et le déconstruire par groupe de pixels, tandis qu’un vrombissement de basse se fait entendre, comme si le bruit du vent et des vagues était en train de faire imploser les enceintes. Tout cela crée quelque chose d’à la fois hypnotique et de majestueux. Réalisé au moment de l’attentat de Nice en juillet 2016, le réalisateur fait apparaître à un moment du film une coulée rouge, celle du sang des victimes. Mais ce rouge n’est là qu’un court moment, avant d’être recouvert par le perpétuel va-et-vient de l’océan indifférent, à la fois sublime et terrifiant de par ce continuel mouvement faisant fi des turpitudes humaines.
Vingt-neuf minutes en mer, de Jacques Perconte
L’image des autres
Au sein de l’art vidéo apparaissent des cinéastes qui envisagent avant tout de travailler avec les images des autres, en s’appropriant de la pellicule qu’ils n’ont pas eux-mêmes contribué à imprimer. Ces cinéastes peuvent puiser dans des images conçues à des fins artistiques, ou s’emparer de films familiaux réalisés par des filmeurs du dimanche. Ce sera alors grâce au montage, en réorganisant ces plans en vue de les faire tenir selon une logique propre, qu’ils seront amenés à orienter ces plans vers une voie qui reflètera leur sensibilité et leurs questionnements.
L’art de faire ressurgir les traces du passé grâce à l’enregistrement mécanique du son et de l’image est au cœur de What Time Is Made Of, de Diana Vidrascu. Le film confronte une pellicule 16mm jetée à la mer et retrouvée des années plus tard à un enregistrement audio de la réalisatrice enfant jouant avec son grand-père. Où comment des captations réalisées sans soucis d’élaborer une quelconque forme artistique conservent une trace d’un passé qui un beau jour se rappelle à nous. De même, dans le très court Gil d’Eva Giolo, il s’agit à nouveau de rechercher au sein du film familial, du film amateur, une absence, la trace d’un disparu. Le cinématographe est alors pensé comme quelque chose qui va au-delà de la simple pratique artistique, rappelant qu’il est de par son ontologie même une machine qui use d’un procédé chimique et mécanique pour conserver la trace des mortels.
Gil, d’Eva Giolo
The Bird & Us s’appuie sur une mésaventure arrivée en 1926 à Constantin Brancusi, qui a vu la douane américaine refuser le statut d’œuvre d’art à une de ses sculptures non figurative intitulée Oiseau, le contraignant ainsi à payer les droits d’importation appliqués à l’ensemble des objets manufacturés. Replongeant dans les actes du procès, le réalisateur fait apparaître à l’écran plusieurs phrases extraites de la plaidoirie de l’avocat représentant les autorités américaines, tandis qu’il nous donne à voir un ensemble de films naturalistes sur les oiseaux datant du début du XXème siècle, façon d’interroger via cette affaire et ces images le rapport de l’œuvre d’art à la mimésis depuis l’invention de la photographie et donc du cinéma. Mais si le propos est passionnant, on reste malgré tout frustré par son développement qui se contente trop de se reposer sur son dispositif.
Enfin, avec Fragment de lumière, Claire Angelini tente de mettre à jour à travers un remontage de Lumière d’été, film tourné par Jean Grémillon en 1942, en quoi cette œuvre a pu constituer un acte de résistance, malgré le contexte dans lequel il a été réalisé. En détachant certains plans pour les remonter selon un ordre précis, elle entend créer une forme de mouvement libérant un ensemble de signes vus comme des appels à la résistance. Si l’idée est passionnante en cela qu’elle pose la question de l’existence au sein d’un film de fiction de ramifications qui peuvent unir les plans selon une logique souterraine, difficile toutefois de ressentir ce souffle, cet appel lyrique à la résistance que la réalisatrice tend à nous faire éprouver.
Tension et apesanteur
Signalons également le très réussi Le Cirque, réalisé par Elsa Abderhamani. Centré autour de ce lieu unique qu’est le Cirque Maximus à Rome, le film, à l’aide d’une bande son pesante et oppressante, fait de ce monument un espace à la fois immuable et indifférent à ce qui l’entoure. Des maisons et lumières typiquement romaines, aux touristes et autres vecteurs de la laideur moderne, il y a quelque chose de fort à ressentir que l’univers entier semble tourner autour de ce lieu, comme s’il en constituait l’axe central. Mais quiconque s’approprie cet espace un temps sera amené à s’effacer, et les hommes de disparaître devant la grandeur d’un monument qui se réduit pourtant à peau de chagrin, mais qui semble comme insensible aux remous du temps.
Dans High Mothers, de Catherine Corringer, un couple rampe sur une plateforme avant d’échanger des fluides qui donneront naissance à un être qui s’extraira de son cocon à l’aide d’un crochet pendu au plafond. En dehors des symboliques liées à cet accouplement et à cette naissance singulière, le film frappe par la façon dont la caméra et le son réussissent à s’unir à la tension émanant des mouvements et trajectoires effectuées par ces corps. Le spectateur assiste à cette curieuse chorégraphie non pas tranquillement assis dans ce fauteuil, mais en voyant son équilibre soumis à des liens invisibles qui semblent comme le rattacher à l’écran. Le film, formellement un des plus audacieux de la sélection, est aussi un des plus réussis.
High Mothers, de Catherine Corringer
Et puis finissons par le grand vainqueur de l’année, puisqu’il a reçu le Grand Prix de cette édition 2017. Il s’agit de Tact, de Thibaud Le Maguer, cinéaste mais également chorégraphe, qui nous livre ici un magnifique ballet de deux corps nus entremêlés, reposant sur une scène invisible, dématérialisée. Le mouvement des corps s’unit avec celui de la caméra qui, en tournant constamment sur elle-même, parvient à brouiller les repères spatiaux, entre le sol et le plafond, la terre et le ciel. Les corps flottent alors de façon énigmatique, portés par une bande son qui semble distribuer avec parcimonie chacun de ses éléments, de façon à ce que son volume ne prenne pas le dessus sur l’image, mais travaille avec elle. L’obscurité dissimulant les assises sur lesquelles s’appuient les corps, seuls les danseurs se verront alors mis en lumière par un jeu de fines nuances caravagesques.
Tact, de Thibaud Le Maguer
ANNEXES
Un film d’humeur
Un des films les plus sidérants de ce festival n’était pas en compétition, mais dans la section « Panorama » où, dans des genres et des formats divers, on continuait à témoigner d’un pan de création cinématographique auquel ont contribué des structures de Seine-Saint-Denis. Pour Je ne me souviens de rien, Diane Sara Bouzgarrou s’est efforcée de remonter des images vidéo qu’elle avait tournées sans but précis, vers 2010 – 2011, alors qu’elle traversait une phase maniaque de son trouble bipolaire, phase dont elle ne garde que des souvenirs fragmentaires partiellement révélés par les rushs. Le film se trouve, de facto et entre autres choses, un document sur cette pathologie, mais d’une forme inédite qui interpelle violemment. Des documentaires ou reportages sur les « maniaco-dépressifs », on en a déjà vu, certains estimables (Étoile bipolaire de Caterina Profili), avec cette méthode convenue consistant à trouver la bonne distance de point de vue pour laisser le sujet exprimer son quotidien sans que cela paraisse une exhibition. Ici, ce genre de précaution n’a pas cours, puisque sujet et filmeur ne font qu’un, la plupart du temps hors champ (sauf lorsqu’elle se filme ou confie brièvement la caméra à un autre). C’est le point de vue subjectif, défini par le cadre mais aussi par la voix off, qui sort le spectateur de son confort en lui faisant partager les sensations d’une lucidité douteuse, et en le mettant face à un vis-à-vis critique mais qui ne peut que « gérer » : quand l’entourage (dont son compagnon Thomas Jenkoe, très présent dans ces enregistrements, par ailleurs réalisateur de l’implacable Souvenirs de la Géhenne) tourne vers la caméra des regards plus ou moins embarrassés, c’est d’une certaine façon à nous qu’ils les adressent.
Journal d’une bipolaire, Je ne me souviens de rien est lui-même un film à deux dimensions : témoignage au quotidien d’un état d’égarement passé, et montage au présent de ces archives exécuté avec un regard plus stable. Cette conjonction lui inspire, vers la fin, un plan malicieusement réflexif : la réalisatrice vue de dos observe deux écrans, sur l’un les archives à monter, et sur l’autre l’image d’elle-même filmée de trois quarts face à cet instant précis — par une caméra alors invisible, avec derrière sa tête la caméra même qui nous renvoie cette vue de dos. Et puis, ces images subjectives avançant au gré d’une inspiration insaisissable contribuent à leur façon à brouiller les repères entre filmeur, filmé et spectateur, en proposant une mise à nu brute de l’instinct de filmer, soit un sérieux contre-pied à l’idée des films à la mise en scène confortable, maîtrisée, sachant où diriger le regard. Bouzgarrou pointe sa caméra où elle en a envie, suivant l’idée du moment brouillée par l’excès pathologique de l’humeur ; et tandis qu’elle tire des plans souvent saisissants dans leur ivresse, les commentaires réguliers qu’offre sa voix off exaltée (invariablement : « c’est magnifique ») sonnent comme des lapsus révélateurs de la pulsion scopique avec laquelle tout cinéaste doit composer. Ainsi l’expérience personnelle de Bouzgarrou rejaillit bien au-delà des limites du témoignage filmé. On ne s’étonne pas que Je ne me souviens de rien soit une production Triptyque Films : cette société indépendante (qui produit aussi les films de Thomas Jenkoe) a l’art de porter des œuvres impliquant de façon parfois radicale la position même du cinéaste.
Je ne me souviens de rien, de Diane Sara Bouzgarrou
Polyphonie d’une utopie
Dans d’autres salles de Seine-Saint-Denis associées au festival, on pouvait découvrir la sélection adéquatement nommée « Hors les murs ». Ainsi, le 16 juin au cinéma Le Studio à Aubervilliers, a‑t-on pu voir entre autres Les Chants de la Maladrerie de Flavie Pinatel, dont la première bénédiction est son lieu insolite. La Maladrerie d’Aubervilliers, c’est cette cité-jardin expérimentale de plus de 800 logements aux formes anguleuses insolites et à la construction en terrasses, conçue dans les années 1970 par Renée Gailhoustet en opposition à la mode dominante des grands ensembles (mais anticipant les tendances actuelles de l’urbanisation « verte ») et en vertu d’une certaine utopie du vivre-ensemble. Aujourd’hui, l’endroit est classé Patrimoine du XXe siècle, mais la plupart des terrasses sont laissées à l’abandon, le jardin semble retourner à l’état sauvage ; cependant Flavie Pinatel entend suggérer qu’en ces lieux qui superficiellement pourraient être pris en exemple de la déshérence de certaines cités de banlieue, l’utopie vit toujours. Elle a convié plusieurs habitants de tous âges et toutes origines (dont une guest-star : la figure politique locale Jack Ralite) à exécuter un chant, un morceau de musique, une danse qui témoignent de leurs histoires et de leurs inspirations. Pas de discours, ou si peu (une voix à la radio, en un bref bruit de fond) : il ne s’agit que de faire vibrer ces murs du concert d’une communauté, d’une vie qui, à l’instar des animaux qui ont élu domicile dans le jardin, poursuit son chemin.
Les Chants de la Maladrerie, de Flavie Pinatel