Fureter à travers la programmation de cette 37ème édition de Cinéma du Réel pour tenter d’en tirer une vision d’ensemble fut, comme chaque année, une véritable gageure. Entre de nombreux films alléchants engagés dans les différentes compétitions et les rétrospectives (qui mirent cette année à l’honneur, entre autres, le documentariste américain Haskell Wexler, l’artiste Shelly Silver et une carte blanche au producteur britannique Keith Griffiths), cette programmation fut ouverte à des propositions très variées. Et même si le Grand Prix de cette 37ème édition, décerné à Killing Time, nous laisse un peu sur notre faim, il y eut de nombreux motifs d’enthousiasme durant cette dizaine de jours. Revue (non exhaustive) d’effectif.
Tourner vers le passé
Commençons par la joie – immense – de retrouver Joaquim Pinto et Nuno Leonel quelques mois après la découverte d’Et maintenant ? qui avait fait scintiller les yeux les plus sombres et chavirer les cœurs les plus froids. Autant dire que le retour du couple portugais sur grand écran était attendu et n’a pas déçu, même s’il a déstabilisé ceux qui s’attendaient, un peu naïvement, à une resucée de leur hit de l’année dernière. Rabo de Peixe, présenté en Compétition Internationale et récipiendaire du prix des éditeurs, se conçoit comme le nouveau montage d’images d’archives tournées il y a une dizaine d’années sur l’île de San Miguel, dans les Açores, et comme l’immersion au sein d’une communauté d’artisans où la pêche artisanale a longtemps constitué la principale activité économique et sociale. S’appuyant sur la force de cet opus précédent qui transformait une intimité traversée par la mort en une épopée vitaliste, Rabo de Peixe a aussi l’intelligence de s’en éloigner en visant une forme plus revêche et moins aisément identifiable (et aimable) que celle, unique, du journal intime cinématographique. Ici, le documentaire d’anthropologie annoncé mute rapidement en une chronique sauvage de ce village où le ballet incessant des départs en mer est parfois interrompu par des fêtes religieuses ou par l’interaction des cinéastes avec ses habitants. Voilà, en effet, un film qui porte haut l’idée de la rencontre avec autrui, et concrétise cela en des gestes d’une confiance absolue avec ceux qui sont saisis par l’objectif des Portugais, comme lorsque Pinto prête simplement sa caméra à des enfants qui se la partagent, tel un trésor de guerre : l’évidence du bonheur s’imprime alors sur l’écran. On ne dira jamais assez également la beauté des séquences sous-marines, telle cette chasse aux poissons par des enfants armés d’un arc, séquence qui réunit, en un mix improbable, Robert Flaherty et Terrence Malick. Les voix off, ajoutées a posteriori, qui parcourent le film (tantôt celle de Joaquim, tantôt celle de Nuno) semblent être parfois affectées d’un certain détachement qui confine à l’étrangeté, comme si les cinéastes réalisaient au fur et à mesure que ce qu’ils ont filmé est peut-être ce qu’il y a de plus émouvant — la fin d’un monde. Ainsi, autant Et maintenant ? dialoguait avec la terre et le feu (on se souvient des incendies qui ravageaient les terrains voisins de la demeure des cinéastes), autant Rabo de Peixe construit son territoire sur de l’eau et de l’air, et semble glisser, imperceptiblement, vers une rêverie portuaire, insaisissable par moments et constamment ramenée au milieu de l’océan, comme une voile déchirée aux quatre vents. Et c’est alors, pour ce film qui manie l’art de la citation avec une intelligence aiguë, la dernière phrase du Gatsby de Fitzgerald qui revient violemment en mémoire : « Car c’est ainsi que nous avançons, barques luttant contre un courant qui nous ramène sans cesse vers le passé. »
Un dialogue avec le passé, les enfants perdus d’une île associée à une activité économique périlleuse : voilà quelques éléments qui fondent également IEC LONG, sélectionné dans la Compétition internationale des Courts Métrages. João Pedro Rodrigues et João Rui Guerra da Mata poursuivent ici le versant asiatique de leur filmographie, déjà constitué des stimulants courts métrages que sont China China, Aube rouge et Mahjong, et du magnifique long métrage La Dernière Fois que j’ai vu Macao. De leur ancienne colonie, l’autre duo portugais du festival a ainsi fait un terrain de jeu cinématographique particulièrement fécond qui lui permet d’expérimenter différents niveaux de narrations et de travailler plusieurs régimes d’images, tout en s’attachant à la description rigoureuse et contemplative d’un lieu. IEC LONG ne déroge pas à la règle et s’arroge même la particularité d’être sans doute la plus réussie de leurs incursions asiatiques en faisant sourdre une émotion et une profondeur inédites à ce jour dans leurs formats courts. Les cinéastes investissent ici, avec leur caméra scrutatrice, l’île de Taipa, appartenant à Macao, où l’industrie du pétard a prospéré des années 1920 aux années 1970. Extrêmement lucrative, elle a entraîné également quantités d’explosions accidentelles dont ont été victimes les enfants qui travaillaient méticuleusement à la confection de ses « fleurs de feu ». Et de l’ancienne manufacture d’IEC LONG, ne restent aujourd’hui que des murs recouverts de végétations… S’ouvrant sur des feux d’artifices qui produisent un effet de relief visuel et sonore saisissant, le film se fait littéralement happé, et le spectateur avec lui, par une présence fantomatique : un enfant, enrobé de fumée, dont la douceur du visage contraste avec la colère qui émane de ses yeux. Changement de texture cinématographique et temporel : on passe de la netteté du numérique au grain de la pellicule, on passe d’un présent clinquant à un passé austère. Mais au lieu d’opposer ces deux agencements, les cinéastes tentent de les relier en visitant les ruines d’IEC LONG guidé par la voix off d’un ancien travailleur, ou en incorporant au cœur du film des photos, des images d’archives ou directement des jouets qui figurent les situations d’antan. Prolongeant leur travail sur la mémoire comme source de réconciliation possible entre le corps et l’esprit, Rodrigues et Guerra da Mata s’attaquent pour la première fois au terreau de l’enfance en n’ignorant ni sa beauté brûlante, ni sa tristesse insondable. Et l’élégie mortifère qui en résulte semble scandée par le cri des gamins morts d’un claquement de doigts et dont les corps forment aujourd’hui le tapis du grand cimetière de nos divertissements.
Du cimetière d’enfants de Macao au cimetière juif de Riga en Lettonie, le réel trouve toujours son chemin. Et The Old Jewish Cemetery, sélectionné en Compétition Internationale des courts métrages, constitue un tel ravissement à arpenter qu’il peut sembler délicat d’essayer de le réduire à quelques phrases bien senties. Cependant, essayons d’en faire discrètement le tour. Il a déjà été écrit maintes fois, et mieux qu’ici, à quel point le cinéma est ce pont qui tente de relier le monde des morts et le nôtre, celui des vivants. Même s’il transforme ce pont en un parc dont l’histoire tragique se révèle au fur et à mesure de sa visite, Sergei Loznitsa semble prendre ce principe au pied de la lettre et met en scène une tentative de cohabitation d’une émouvante simplicité apparente, doublée d’une réflexion – silencieuse et modeste – sur la dissolution de l’Holocauste dans le quotidien. Ici, les plans larges des rues et du parc de Riga qui, dans un noir et blanc somptueux, se remplissent et se vident de sa population, contrastent avec les fragments de la plaque commémorative qui dévoile entièrement son inscription funèbre à la fin du film. Un des axes de travail du cinéaste ukrainien serait alors de trouver la bonne distance pour rendre enfin de la visibilité – et de la lisibilité – aux images, et aux événements auxquelles elles sont associées. Et cela passe par une attention infinie portée aux habitants, par le regard porté sur leurs gestes, leur façon de marcher, malgré leur apparente indifférence face à l’ampleur du génocide et de sa commémoration qu’ils semblent littéralement foulés aux pieds, réduisant en miettes la mémoire des juifs de Riga. Le cinéma de Loznitsa, en sentinelle, nous rappelle alors que nous marchons quotidiennement sur les charniers de l’Histoire. L’observation apaisée de ce monde vaut autant pour témoignage que pour hommage (le film est dédié aux Juifs de Riga). Ce qui n’est pas le moindre des bienfaits de cette œuvre salutaire.
Intérieurs/Extérieurs
À la lecture du synopsis d’In the Underground dans le catalogue du Réel, on ne peut qu’être intrigué par ces quelques lignes : « Le règlement de sécurité récité par cœur avant chaque descente dans la mine chinoise de Sunzhuang n’empêche pas les extrêmes périls ici filmés. À la surface, les femmes pleurent leurs morts. » Et, effectivement, le festivalier en mal de sensations fortes ne peut que sortir de la salle heureux de retrouver, légèrement blême, la lumière du soleil. Le premier long métrage de Zhantao Song, reparti honorablement avec la mention spéciale du jury de la compétition internationale, nous plonge, comme dans un bain d’effroi, dans les entrailles de ces mines de charbon dont les plafonds, soutenus par de maigres poutres branlantes, risquent à tout moment de s’effondrer et, angoisse, d’ensevelir le moins claustrophobe des spectateurs. La cinégénie indéniable de ces séquences, malgré un montage parfois artificiellement heurté, n’est pas sans rappeler la visite des fonds marins opérée il y a deux ans par le Leviathan de Verena Paravel et Lucien Castaing-Taylor. En faisant surgir sur l’écran des formes abstraites, tels des esprits souterrains, qui amènent le film à la lisière du fantastique, In the Underground avance, en suivant au plus près et caméra au poing ces travailleurs acharnées, sous la forme d’une chronique des faits et gestes d’une armée de fantômes qui répètent, invariablement, les mêmes rituels de sécurité. Mais le film ne se contente pas, hélas, de rester sous la terre avec les travailleurs mais remonte à la surface, à plusieurs reprises, pour suivre le quotidien de leurs compagnes. Ce geste, qui vise salutairement à relier le monde des vivants et celui des morts, nivelle pourtant le potentiel narratif du long métrage par le bas en lui plaquant une psychologie pour le moins réductrice et malvenue. Ainsi, celle-ci associe lourdement la mine à un ventre maternel qui accoucherait douloureusement d’un monstre mécanique extrayant son charbon mais qui retiendrait les hommes en son sein. La dynamique ainsi instaurée entre les hommes au fond de la terre et leurs femmes à la surface (l’articulation respiration/plongée) empêche, paradoxalement, d’accrocher aux conséquences fatales d’une telle activité et laisse à distance du spectateur le destin de ces oubliés de la Chine contemporaine. Restent de belles saillies visuelles, notamment dans l’intimité des couloirs et dans la tendresse du regard, qui sonnent comme une belle promesse de la part de Zhantao Song.
À l’image d’In the Underground, plusieurs films travaillaient cette année à peindre des territoires en creux, à en explorer la psyché malade, souvent par le biais d’un dialogue avec l’intime. Une idée qui s’incarnait très concrètement dans Les Forêts sombres de Stéphane Breton, film présenté en Compétition Internationale et qui se déroule au fin fond de la Sibérie. Dans un hameau perdu dans la forêt et littéralement englouti par la neige – décor qui fait appel à tout un imaginaire de la littérature russe, de Dostoïevski à Gogol – on suit un personnage à peine sorti de prison et qui tente de survivre du troc. Le dialogue intérieur de ce personnage est ici figuré de manière trop ostensible par la voix de Denis Lavant qui, avec son timbre d’écorché, frise parfois sa propre caricature, et impose par son intermédiaire le corps de l’acteur à l’intérieur du film, empêchant toute véritable projection au sein de l’esprit de ce pauvre Sibérien. Mais l’intérêt des Forêts sombres est ailleurs, dans la manière qu’il a de figurer ce territoire comme ancestralement maudit – avec ses chaumières rudimentaires et froides, ses chiens qui aboient dans la nuit, ses minces chemins de boue qui traversent les bois – et ravagé par la pauvreté et l’alcoolisme. Un parti pris qui pourrait être d’une incroyable lourdeur si Stéphane Breton ne réussissait pas à décrire cette communauté en autarcie comme les derniers restes d’un monde presque mythologique. Cette Sibérie constitue le hors-champ d’une Russie incarnée par les images officielles ; elle est sa part d’ombre et d’oubli, comme un espace refoulé de sa conscience, dont les habitants courent avec détermination à leur propre perte, en une lente agonie suicidaire à peine masquée.
Autre personnage russe, qui lui fait preuve d’une toute autre détermination, dans Strange Particles (Prix Joris Ivens et Prix des Jeunes) de Denis Klebleev, présenté en Compétition Premiers Films. Au premier abord, Konstantin, chercheur et enseignant en physique quantique, semble être l’incarnation du visage officiel de son pays : autoritaire et impénétrable, il est la personnification de ce flegmatisme russe qui est parfois objet de railleries mais fait froid dans le dos. Klebleev prend ici le parti pris inverse de Stéphane Breton, car c’est en laissant ce personnage tout à son énigme intérieure – on ne saura jamais, littéralement, de quelle matière Konstantin est véritablement constitué – qu’il peut ouvrir à une vision contemporaine de la Russie. Konstantin est d’abord présenté comme une figure recluse (qui fait écho, au choix, à celle du génie ou du savant fou), archaïque, mais qui bien vite va devoir se confronter à ses élèves, lorsqu’il choisit de prolonger l’année scolaire en travaillant dans le camp de vacances de son Institut. Le milieu habituel – celui de la salle de classe – est ici altéré par un cadre tout autre, où la mer et le soleil provoquent des envies d’ailleurs chez les élèves. Au sein de ce nouveau territoire, Konstantin et ses élèves vont être amenés à se jauger, à s’entrechoquer, à se rater, comme une formule mathématique qui se construirait progressivement sous nos yeux, à coups d’échecs et de reformulations, sans que jamais celle-ci ne délivre son explication. Si la lecture du film sous le versant « affrontement de la vieille Russie face à une jeunesse occidentalisée » produit évidemment son lot de rires, elle s’avère parfaitement insatisfaisante. Car Strange Particles est avant tout le portrait mathématique et physique de son personnage. La caméra ne le lâche pas d’une semelle, et tourne autour de lui comme un satellite autour de sa planète. Konstantin est le véritable monde du film, un territoire indiscernable mais passionnant à regarder. À travers son regard, Klebleev réussit à faire une expérience autre du monde – celle de l’altérité – où la difficulté mais l’envie toujours présente de partager, que ce soit des mathématiques ou une passion pour la musique classique, se heurte aux forces de l’instant, du hasard, à des courants qui dépassent l’intelligence de Konstantin, et le ramènent à cette humanité que nous partageons avec lui. Grâce à un formidable sens de l’organisation des espaces et de la dialectique de ce qui se joue dans les séquences qu’il filme, Klebleev nous rapproche de Konstantin sans jamais l’extraire de sa singularité. Tant et si bien que, lorsqu’il regarde ses élèves danser en boîte de nuit, on réussit l’espace d’une seconde à entrevoir la façon dont lui-même appréhende l’espace et les corps : comme un plan à entrées multiples sur lequel des réseaux de particules se déchaînent, et restent pour lui une magnifique et inapprochable énigme.
Du simplisme à la complexité, il n’y a qu’un pas
Toujours à l’est, mais plus au sud, le cinéaste bulgare Gueorgui Balabanov ne cherchait lui, ni plus ni moins, qu’à dresser un portrait en coupe d’un Bulgarie désorientée, avec Et le bal continue. Où comment faire ce qu’il y a de pire en documentaire : une thèse à charge qui recueille d’avance tous les suffrages – autant ne pas faire de film. En allant chercher des figures diverses (un animateur d’une émission télévisée protestataire, un député nationaliste, un ancien des services secrets et son ami résistant, etc…), Balabanov cherche pendant 1h30 à marteler le même message : l’entrée de la Bulgarie en 2007 dans l’Union Européenne a appauvri le pays, et ce sont les riches et les puissants qui s’en mettent plein les fouilles. La belle affaire. Sur la base de micro-trottoirs, d’entretiens et de scénettes dignes du café du commerce, Balabanov construit un film dont la pensée est à sens unique, où rien ne vient jamais contrarier, complexifier (on aurait tout simplement envie de dire : amener un autre point de vue), et ne dépasse surtout pas ce petit constat qu’il semble se sentir si fier et intelligent de proclamer. À la fin du film, la Bulgarie est laissée toute à sa misère, à travers une séquence dans un cimetière (comprendre : ce pays et ses idéaux sont d’ores et déjà enterrés), mais peu importe, semble dire Balabanov, puisqu’on aura bien ri contre les méchants qui dirigent le pays. Autant dire qu’il aurait fait un parfait auteur pour Les Guignols de l’Info.
Il est toujours surprenant de constater comment l’enchaînement des séances dans un festival produit parfois du sens et des contrastes. Après un tel désastre, se retrouver face à Former East/Former West (1994) de Shelly Silver, à qui était consacrée toute une rétrospective au sein de la programmation du Cinéma du Réel, se révélait constituer un contrepoint assez saisissant. Deux ans après la réunification, l’artiste américaine s’est rendue à Berlin pour interroger les habitants de la ville sur le sens de mots comme « patrie » ou « démocratie ». Si la méthode, avec ses airs de micro-trottoirs, se rapproche de celle de Balabanov, les effets produits sont très différents. D’une part, parce que Shelly Silver regroupe ces témoignages en fonction des thématiques sur lesquelles elle mène ses interrogatoires, empêchant de la sorte de créer des personnages auxquels on puisse se raccrocher tout au long du film, et évitant ainsi d’accoler des typologies particulières aux gens – en d’autres termes, de les faire rentrer dans des cases. Et d’autre part, par la force d’un montage pointilliste, qui vient élaborer par petites touches le portrait d’une ville, de ses habitants et de son époque, Shelly Silver laisse entrer des contradictions, des nuances et des désaccords entre les personnes interrogées, construisant ainsi une sorte de patchwork, reflet de l’Allemagne post-réunification. Un procédé simple mais pas simpliste, permettant de traduire une certaine complexité des rapports entre berlinois et d’établir une cartographie constructiviste de la ville, qui interroge, remet en cause et amène à réfléchir sur les liens qui unifient un peuple. La chute du mur de Berlin fut une étape décisive, mais Former East/Former West vient nous rappeler que derrière l’idéalisation de cet événement sous forme d’épiphanie, la mise au travail de la société allemande entraîna aussi des mutations douloureuses.
En Compétition Française, Sempre le Stesse Cose de Chloé Inguenaud et Gaspar Zurita partait de la question du lien pour décrire le quotidien d’une micro communauté au sein de la ville de Naples, dans le quartier de la Sanità. Une communauté de femmes, regroupant quatre générations différentes, qui cohabitent dans un petit espace domestique dont le film ne s’échappera jamais, si ce n’est pour faire un petit tour dans la rue, devant la façade de la maison. Si le film remplit soigneusement son petit programme – montrer ce qui lie, résiste et oppose ces générations – il y adjoint une sorte de regard souterrain sur les hommes (qui restent, à l’exception de cet homme dans un lit d’hôpital au fond de la pièce, simple regard qui assiste silencieusement aux conversations entre femmes, majoritairement hors champ), et dont l’ambivalence s’avère un terrain de questionnements très prolixe. Car entre soumission, complicité ou révolte face au genre masculin, le film avance peu à peu l’hypothèse qu’il y a un espace tout entier à investir – une autre voie – et que ce territoire se trouve là, sous nos yeux. Dans ce laboratoire encore balbutiant que représente la pièce de vie commune, les changements d’agencement – au sens deleuzien du terme – sont concrètement matérialisés par la disposition mouvante des meubles et objets (clic-clac que l’on replie, photographie que l’on déplace), et amènent à redéfinir la façon dont chacune investit ce petit territoire. Mais le film, tourné sur une durée de cinq ans, révèle à quel point ces déplacements s’effectuent à une allure réduite, par de légers glissements de perspective presque imperceptibles, et que la nature cyclique de ce temps rythmé par les morts et les naissances impose tranquillement sa loi du surplace. C’est ici que la construction filmique, celle d’une chronique de générations, prend tout son sens, dans l’observation attentive de deux cinéastes qui s’attachent à scruter les signes d’une avancée progressiste et peut-être significative de la condition de leurs personnages.
Des répercussions du Mal
Dans la même compétition, avec Souvenirs de la Géhenne (Prix de l’Institut français-Louis Marcorelles) de Thomas Jenkoe, c’est l’imaginaire de la commune de Grande-Synthe dans le Nord-Pas-de-Calais qui est interrogé, à travers la figure d’un meurtre raciste commis dix ans plus tôt contre un jeune Maghrébin. Prenant la mesure d’un territoire fantastique à travers des propositions plastiques très fortes (les hauts-fourneaux de nuit, une plage avec une rangée de cargos au large, lieux en friche, bâtiments en construction), Thomas Jenkoe y appose en voix off le récit de déclarations de l’accusé, issues du dossier d’instruction. Chacune de ces deux strates est mise en scène comme le surgissement d’un refoulé – pour l’un, mystique ; pour l’autre, ordinaire. La collision entre ces deux mouvements libère un espace de parole qui circonscrit le portrait d’une communauté multiple d’où, entre l’omniprésence du vent et la pluralité des voix, ainsi que la résistance de la nature face aux zones industrielles, émerge peu à peu des interrogations liées à l’identité et au territoire. Comment se déterminent-elles entre elles, et quelle marge de circulation laissent-elles à l’individu sont les deux axes que Thomas Jenkoe explore inlassablement, tout en plans fixes, en véritable arpenteur. Le récit lié au crime raciste sert alors de pivot autour duquel il peut agglomérer tout ce qui fait figure d’« étranger » (au sens d’« étrange ») et suivre une piste qui va bien au-delà de la simple question de l’ostracisme. Car c’est dans la perte de contact avec le milieu – le territoire et ses différents composants – dans les déformations imposées par un plan d’urbanisme incohérent, sa détérioration, qu’apparaît l’origine d’un malaise étrange et inexplicable, que les déclarations de l’accusé viennent faire ressortir comme des surimpressions.
Fovea Centralis de Philippe Rouy s’attaque courageusement à une matière ingrate, celle des images des visioconférences qui ont eu lieu dans l’entreprise Tepco, chargée d’exploiter la centrale de Fukushima dans les semaines qui ont suivi la catastrophe de mars 2011. La société fut forcée à rendre ces enregistrements publics, mais pour des « raisons de sécurité », ces images furent en grande partie floutées et les paroles masquées. De ces images interdites, Philippe Rouy tire d’abord la sève attendue : en les apposant sur l’écran comme une mosaïque, il figure la fourmilière qui s’agite en tous sens pour pallier à la catastrophe, ainsi que l’opacité du fonctionnement de cette société, en mettant en exergue tous les signes de censure administrés à ces enregistrements. De plus, cette matière dénaturée créé un lien direct avec la perte de vision subie par les irradiés. Mais le principe de floutage, ainsi que la qualité approximative de la vidéo, invitent également à un travail sur la plasticité de l’image, en tirant cette matière brute en direction de son envers fantasmatique. Dans les semaines qui ont suivi la catastrophe, le déroulement des opérations au sein de la centrale fut pour le moins impénétrable. Une obscurité que Philippe Rouy décide d’embrasser en réduisant progressivement l’apparition du nombre de vidéos sur l’écran, pour céder place à des inscriptions sur fond noir. Ce sont alors des descriptions des dégradations physiques subies par les irradiés, ou le récit d’une séance de spiritisme par Pierre Curie qui prennent le relais, se manifestant comme des voix à l’intérieur du spectateur, accompagnés par une musique qui invite à plonger dans les abysses. Les images floutées se chargent alors de tout leur sens cauchemardesque, à mesure qu’elles semblent bien plus habitées par des ectoplasmes que par des figures humaines, et invitent à un voyage vers le véritable cœur de l’événement : celui d’une humanité progressivement désertée, livrée à l’horreur cataclysmique de sa funeste création. Entre Lovecraft et John Carpenter, Fovea Centralis distille une salutaire dose d’effroi qui, à l’instar de son titre, imprime sur la rétine et dans les têtes toute l’organicité de ses images, comme si elles avaient elles-mêmes été irradiées.
Nuclear Nation II (oui, il y avait bien un épisode 1) d’Atsushi Funahashi s’attachait quant à lui à relater le quotidien des réfugiés de la catastrophe de Fukushima. Les habitants de Futaba sont désormais placés dans le lycée de Kazo, en attendant leur relogement. Chronique d’une microsociété littéralement post-apocalyptique, le film restitue méthodiquement la succession des faits découlant de la catastrophe sur une durée de trois ans.
Le choix d’une progression chronologique, rappelée par le nom des saisons qui s’égrènent, marque ostensiblement la volonté d’inscrire les faits dans la grande Histoire. Documenter, de manière précise et exhaustive, consigner pour se souvenir des enjeux humains et sociétaux qui se posent ici plus qu’ailleurs : on ressent ce besoin impérieux qui pousse à filmer, encore et encore. L’émotion qui se dégage de cette accumulation effrénée ne parvient pas pour autant à compenser l’éparpillement d’un point de vue sur ce continuel flux d’images et de textes. En découle ainsi la sensation que se constitue un document militant prêt pour une utilisation future. La démarche est certes nécessaire, et elle a su parfois habilement se marier avec le cinéma documentaire (les débats autour du travail de Haskell Wexler, à qui était consacré cette année une rétrospective, ont justement permis d’aborder les questions d’ »utilité » politique du documentaire militant). Mais négligeant ici le regard au profit de la documentation, le réalisateur ensevelit son film sous une trop grande quantité d’informations qui hachure systématiquement chaque scène, rendant impossible l’existence de deux dimensions essentielles : l’espace et le temps – l’espace pour faire exister ces personnes dans les lieux, et le temps pour permettre de questionner, de partager. Il y avait pourtant de quoi faire avec des séquences telles que la visite par ses anciens habitants de la ville irradiée. Mais plus qu’il ne donne à voir, Nuclear Nation II liste avant tout ce qui est perdu et qui ne reviendra jamais : les êtres, la confiance en un modèle énergétique et sociétal, les lieux désormais empoisonnés, réduits à de simples décors dans lesquels aucune vie n’est plus possible.
Territoires en (dé)construction
Autre exploration d’un territoire empêché, mais sur un mode tout autre, avec Territory d’Eleanor Mortimer, un rigoureux et réjouissant exercice de mise en scène visant a priori à se confronter à l’amusante étrangeté du mode de vie urbain. Alors que l’on adopte le point de vue de singes aimant à franchir la frontière du territoire des hommes sur le rocher de Gibraltar, on en vient à s’étonner que l’on nous interdise de grimper aux arbres, ou de nous asseoir dans un carré d’herbe interdit. Investissant la ville dans une démarche mêlant curiosité et provocation, ils explorent, observent, grimpent, et fuient devant les assauts des employés municipaux payés pour les éloigner.
Servi par un montage fictionnel classique, Territory ne vise pas du tout un propos écolo, et c’est là toute sa réussite. Certes la solution apportée par la municipalité est cruelle, mais elle ne vient que confirmer une émotion bien plus riche qui naît en amont dans le film. Celle-ci prend racine dans cette morbide et ridicule immobilité de la ville, lieu de promenade carcéral et coloré pour personnages que l’on croirait issus d’un film de Tati, qui s’adonnent à toutes sortes d’activités robotiques émettant des sons rendus étranges dès lors qu’ils sont isolés. Les singes, suspendus aux antennes paraboliques, assis sur des barrières, ne constituent qu’un classique contrechamps propice à de fausses vues subjectives nous permettant de porter un regard distancié sur ce qui est habituellement banal. Or s’étonner de la solennité d’un défilé s’avançant au son des cornemuses sur un territoire à vocation désormais touristique mais avant tout occupé depuis des siècles pour garantir la position militaire et stratégique d’une ancienne puissance coloniale, voilà bien une approche qui n’a de simpliste que l’apparence. Pas de cynisme ici, l’humour sait s’éteindre sur cette simple image d’un singe assis sur un canon pointant toujours vers le continent d’en face, vestige lustré d’un partage du monde que l’on aime à présenter comme appartenant au passé.
Le festival Cinéma du Réel est ainsi peut-être le seul événement de ce calibre en France à donner leur chance à de vrais films fragiles. La fragilité d’un film ne désigne pas sa modestie, la ténuité de son sujet ou la radicalité de son système formel – ces propositions là foisonnent, aussi bien ici qu’ailleurs, parfois jusqu’à l’écœurement – mais le spectre de l’erreur qui l’inquiète de bout en bout, sans que jamais la balance ne se décide à pencher du côté de la vétille ou de la prouesse. C’est le cas du premier film de Sabrina Jäger, Hier sprach der Preis (The price was key), récipiendaire du Prix des bibliothèques, qu’un amarrage en berge cocasse empêche de dériver librement vers son destin de petite apocalypse. L’erreur de Jäger, fréquente dans le documentaire, consiste à vouloir plaquer un visage humain sur un sujet plutôt abstrait : en l’occurrence, l’agonie bordélique d’un Bricorama teuton. Résolu à vivre la crise du point de vue d’un duo de salariées déprimées, Hier sprach der Preis manque le somptueux naufrage social qui gronde alentour ; préférant au grandiose d’un dépeçage démentiel tous frais payés, une énième chronique de petit employé. Perclus dans sa jovialité, au milieu des clients à l’affût et des repreneurs sans scrupules, le récit semble jouer son requiem de prolo sans la moindre fausse note. Pourtant, quelque chose de tordu parvient à détraquer la mélodie in extremis, quand le compte à rebours s’emballe et que les journées à prix cassés font voler les dignités en confettis. À l’approche du jour fatidique, la bouffonnade de comptoir façon Caméra café cède au carnaval de crapules, rassemblant enfin personnels, clients et liquidateurs sous un signe astrologique commun : le vautour. L’hystérie du « tout doit disparaître » impose soudain sa loi et coiffe la partition mélancolique au poteau – démontant, c’est un comble, un magasin de bricolage à toute vitesse. Or, la fragilité du film tient dans cette indécision coupable entre une empathie qui se ravise, et la malice qui finit par avoir prendre le dessus. Quitte à supprimer la pitrerie au grand cœur, on aurait préféré voir Jäger s’abandonner plus promptement au storytelling dégénératif, et que prospère le sujet livide qu’elle s’obstinait à maquiller : l’inventaire d’une grosse carcasse en voie de décomposition – soit une nature morte, littéralement.
Au rayon des chroniques de désunions à la vapeur, place à un autre huis clos suffocant : Helikopter – Hausarrest de Constantin Hatz, présenté dans la compétition « courts métrages ». S’il partage avec Hier sprach der Preis le goût des couples à bout de souffle (l’une des deux employées frondeuses décampe vers d’autres caisses enregistreuses), Helikopter n’a toutefois rien d’un film fragile. Ce serait peut-être même son plus grand défaut, tant cette histoire de grand couillon privé de sortie par la justice autrichienne aura du mal à rabibocher les persifleurs du cinéma punitif local – Haneke et Seidl, dont le réalisateur assume l’influence – et les orthodoxes du plan au cordeau. Et pour cause, le film, tout sauf décontracté, ajuste l’extrême rigidité de ses cadrages sur la tension qui règne au sein du foyer, n’hésitant pas à filmer Benjamin et sa mère comme des poissons dans un aquarium. Pourtant, sous ses airs de petit malin, Hatz n’est pas aussi grinçant qu’on pourrait le croire, lui qui conjure la froideur de son dispositif par une tendresse infaillible pour ses personnages. Alors que Jäger dérivait subtilement de la commisération à l’hystérie, la crise dans Helikopter est déjà passée : le fiston, bracelet à la cheville, purge une peine d’enfermement chez sa mère pour troubles à l’ordre public. Mais cette union forcée repose sur la prévention des répliques de violence, dont certains signes, comme la dégaine néo-facho de Benjamin et les gammes technoïdes qu’il martèle à longueur de journée, rappellent qu’elles peuvent exploser à tout moment. Le film étouffe ainsi dans la fournaise d’un statu quo entre une célibataire à chat diligente à l’excès, et son ours de fils qui fait les cent pas dans sa cage. C’est qu’ici, la réunion filiale ne représente pas un horizon souhaitable, mais une punition. Dans sa rigidité forcenée, le montage répète la même journée, ligotant Benjamin et sa mère dans un quotidien claustrophobe et autarcique : rappelant que la « cellule familiale », avant d’être un foyer, est le premier lieu dont on cherche à s’évader.
Un vrai vent de fascisme soufflait sur un autre film, tout sauf fragile, qu’aucun prix n’est malheureusement venu distinguer. Rare documentaire de toutes les sélections à prendre le pari du classicisme, il faut bien dire que San Siro détonnait dans un festival largement acquis – c’est sa qualité première, mais aussi parfois sa limite – aux essais centripètes. Yuri Ancarani, déjà passé trois fois par le Réel, présentait un portrait du stade mythique de l’AC Milan, le « Giuseppe Meazza », plus connu sous le surnom « San Siro », qu’il emprunte au quartier. Pour la petite histoire, le stade est construit en 1935 et doit ses dimensions et sa forme actuelle aux grands travaux de modernisation du Duce. Rénové en 1990, sous la houlette du nouveau président du Milan AC Silvio Berlusconi, il est depuis les années noires le stade le plus fréquenté d’Italie. L’histoire du lieu n’est pas un préambule inutile à la compréhension du film, car Ancarani est un artiste italien, probablement conscient du symbole que l’enceinte représente dans son pays ; or San Siro dérive d’une commande passée à l’artiste sur le thème de la télévision et des médias. Que le film aboutisse à une endoscopie du plus grand stade italien n’est pas totalement surprenant, si on considère que le football est l’un des spectacles les plus populaires, les plus diffusés et par conséquent les plus lucratifs du pays. Pendant un an, Ancarani a tourné dans, autour et sous le bâtiment, pour 26 minutes d’un portrait organique et froid. Décrivant le colosse par ses détails les plus menus, le travail du cinéaste consiste à reconstituer la totalité menaçante du bâtiment par ses languettes les plus gluantes, sans jamais le dévoiler tout entier. Sous une pluie visqueuse, des câbles noirs interminables sont tirés du toit, des cirés jaunes installent des barrières de sécurité, des détonations éloignent les pigeons de la pelouse, des policiers inspectent les toilettes de fond en comble et des centaines de fils sont branchés par des mains anonymes ; un protocole robotique dont le mode opératoire rappelle le monde carcéral. Les visiteurs abondent de la périphérie et se massent dans les énormes piliers de béton hélicoïdaux, tandis que grondent les cris inarticulés des premières meutes de supporters. Les joueurs quand à eux sont filmés de l’intérieur du bus, dans une pénombre bleutée d’outre-monde. L’ensemble, à mi-chemin entre un décor SF à la Enki Bilal et le totalitarisme des prisons panoptiques, évoque une épuration extra-terrestre façon Guerre des mondes, ou un défilement de fantômes dans les couloirs d’un purgatoire futuriste. Par une vision consciencieusement claustrophobe, Ancarani dévoile les coulisses du football et son envers pénitentiaire, avec sa grande cathédrale et ses « dieux du stade », ranimant une mythologie néo-fasciste qui ferait de San Siro l’antre baroque d’une communion démentielle. Si San Siro est reparti bredouille de la compétition « courts métrages », on redoute que ce soit pour de mauvaises raisons, comme celles qui consisteraient à dire que le film glorifie les footballeurs et barbote dans un académisme de festival : on leur répondrait qu’un pompiérisme comme ça, on l’échangerait volontiers contre les hémorragies intimistes.
Un vent d’actualité
Fascisme toujours (décidément) avec le très beau film de Jean-Gabriel Périot, Une jeunesse allemande, récompensé à juste titre du Prix international de la Scam, qui remonte le fleuve des archives de télévision allemandes pour tenter d’élucider la radicalisation de la Bande à Baader. Le film se demande comment les enfants d’après le nazisme, nés dans les années 1940, en sont arrivés à épouser une nouvelle forme de menace pour la démocratie ; comment Ulrike Meinhof, rédactrice en chef du magazine Konkret, étudiante en pédagogie puis mère, a‑t-elle pu poser des bombes ? Sous sa raideur de façade, aidé par l’intégrité des archives, le film trafique un didactisme de contrebandier bien plus problématique qu’il n’y paraît. Sans trancher explicitement d’un côté ou de l’autre d’une ligne de démarcation qui oppose, grosso modo, les tenants d’une démocratie prospère – la génération née autour de la première guerre –, à ceux d’une critique radicale du système – leurs enfants –, Une jeunesse allemande noue une relation pédagogique à part entière avec le spectateur. L’archive, matériau corvéable à merci, fait ici l’objet d’un respect scrupuleux, dont la précaution éthique trahit peut-être aussi le potentiel inflammable. Pour autant, si la réponse reste en suspens, la vitalité du montage reflète bien une affection ténue, si ce n’est de la tendresse, pour la cause de ces terroristes d’extrême-gauche. Périot ne se contente pas de reconstituer un fil d’actualité, il dialectise, compare et s’appuie sur la justesse d’une cause pour la reconduire en justice, après quarante ans de crainte d’attentats. Le temps pour le spectateur contemporain de se demander si tous les terrorismes se valent, et si cette Jeunesse allemande, à travers son didactisme équivoque, ne nous ferait pas une petite piqûre de rappel – à toutes fins utiles.
Le Grand Prix du Cinéma du Réel, attribué à Killing Time, nous ramenait lui aussi aux sirènes d’une actualité qui fait encore aujourd’hui le sel des médias. Avant d’être le titre d’un film de Bruno Dumont, Twentynine Palms est le nom d’une ville californienne encerclée par le désert, où logent des soldats revenus d’Irak et d’Afghanistan qui attendent de repartir en mission. Investissant les lieux, Lydie Wisshaupt-Claudel y explore les thèmes défrichés par le cinéma de fiction américain de ces quarante dernières années, alors qu’il s’employait à traiter du retour des soldats au pays. Killing Time, va même jusqu’à proposer une image commune avec le dernier en date, l’American Sniper de Clint Eastwood : cet homme au regard perdu dans le vide, assis dans son fauteuil face à une télévision hors champ d’où proviennent des sons de combats que l’on identifie comme des réminiscences d’une mémoire traumatisée. Et cet exemple est malheureusement loin d’être une coïncidence anecdotique.
Car le film est envahi de ces procédés de mise en scène non seulement sur-signifiants, mais surtout vus et revus pour avoir construit cette imagerie mythifiée du soldat réinséré dans une société civile impuissante à réparer ses blessures psychiques. Pour parvenir à un regard neuf sur un sujet véhicule d’une imagerie aussi puissante, il s’agirait plutôt de chercher à se démarquer des représentations habituelles en proposant une forme radicalement différente de ce qui est attendu, ou au moins en déplaçant le regard sur la fabrique du mythe. Au contraire la réalisatrice se contente-t-elle de traquer et révéler des échos de mises en scènes fictionnelles que l’on ne connaît que trop bien à propos des blessures invisibles qui ressurgissent à l’occasion d’un geste anodin, ou encore d’une phrase porteuse d’un soi-disant double sens. Et cette tendance à la dramatisation spectaculaire devient d’autant plus gênante quand elle investit des images sorties de leur contexte, leur imposant une lecture obligatoire. Ainsi une tâche de lumière projetée sur un crâne devient forcément la mise en image d’un traumatisme, tout autant que la confession d’une mauvaise nuit est une preuve évidente de dépression. Discerner des signes est une chose, les guetter à chaque recoin en est une autre.
De la profondeur de champ qui isole les visages en gros plan au montage sonore interventionniste alourdissant des situations qui n’en avaient nullement besoin, l’esthétisation du film apparaît elle aussi en contradiction avec un propos qui se voudrait dénonciateur des effets pervers de la guerre sur les corps, qu’ils soient physiques ou sociaux. Entre récits de guerre recueillis dans un salon de tatouage et beuveries au coin du feu, rien ne vient jamais perturber cette image d’Épinal solidement ancrée dans un inconscient collectif qui se voudrait mondial. Killing Time repose tout simplement et sans vraiment se l’avouer sur le spectacle offert par ces jeunes héros blessés, s’employant à rendre grâce au martyr qu’ils endurent en les filmant une fois de plus comme des icônes nationales la tête baissée, soldats inconnus aux origines sociales modestes portant un lourd fardeau devant lesquels il convient de garder un silence sentencieux.
Une scène pourtant se démarque. Captif d’une fenêtre d’ordinateur portable que l’on déplace à travers la pièce, émettant des sons de voix hachurés et robotiques, chantant un joyeux anniversaire pour son fils à contretemps, le visage pixellisé d’un jeune soldat en communication avec sa famille tranche soudain avec le rendu soyeux du reste de l’image. Cette représentation numérique semble moins capable de transmettre une émotion que ne le ferait une simple lettre. Personne dans la pièce ne semble plus savoir comment se comporter devant cette matérialisation violente de l’éloignement, vidée de l’imagerie du beau héros blessé. Quitte à fournir une dramatisation quelque peu complaisante, au moins cette scène a‑t-elle le mérite de se nourrir d’une situation réellement tragique en substance. Pas vraiment de quoi se réjouir pour autant de l’attribution du Grand Prix à ce film solidement conformiste, surtout dans un festival si riche en propositions ambitieuses.
(Anti)chambres
C’est à travers une autre lucarne qu’on entre dans The Cockpit, un peu comme on lancerait un Chatroulette. Au premier plan, un jeune homme coiffé d’une casquette qui trafique des machines pour associer des sons qu’il puise à droite à gauche. Derrière lui, des potes prêts à s’agiter à chacune des boucles lancées, peu importe que ce soit toujours la même. Enfin dans le fond, une baie vitrée qui donne sur un extérieur invisible, permettant uniquement de mesurer le temps qui passe en fonction de la lumière. On se dit que le film va être sympa, qu’il va vite tourner en boucle, que c’est une énième tentative de recyclage de l’esthétique YouTube. Mais on repense aussi à ces diverses réussites, même fragiles, pour saisir le processus de création musicale, entre inventivité et répétition acharnée, comme Le Prince Miiaou, de Marc-Antoine Roudil, présenté au Cinéma du réel en 2012. Alors on se laisse couler dans cette lente et difficile construction d’un morceau, au fil des inspirations de ce créateur concentré. L’expérience devient hypnotique, il faut être patient, mais le résultat en vaudra peut-être la peine. Dans un plan quasiment jamais interrompu, se crée un espace où l’on se sent à l’aise, alors que l’on a tout loisir d’observer les expressions du jeune homme, dans l’attente comme ses copilotes de sentir la vibration, celle qui sera la bonne.
Et soudain tout change. Celui que l’on pensait être un simple ami curieux s’avance et se met à proposer, à intervenir même. Le mythe du créateur génial admiré par un public d’admirateurs s’effondre, l’expérience devient collective. Le film prend alors son envol, le cockpit n’est pas seulement cette pièce, mais une bulle qui réunit les personnages et peut s’émanciper de ce plan unique pour transporter un espace virtuel de création continue, puisant tant dans les recherche des surréalistes (le jeu, l’improvisation, le collectif) que dans les racines d’un hip-hop old-school. Il ne se passe rien, et pourtant l’esprit est en pleine activité. À la question « Est-ce que je peux rapper le néant ?» l’un d’entre eux répond ««Si tu le rappes, ce n’est plus le néant ». Oscillant avec bonheur entre profondeur et vacuité, The Cockpit repose avant tout sur le plaisir communicatif de ses personnages, développant chez qui les accompagne cette sensation de rencontre merveilleuse et anodine, avant d’entamer une longue ascension vers un plan final de toute beauté. Ce travelling latéral sur la ville, qui pourrait être un écho actualisé de New York, N.Y. de Raymond Depardon, laisse alors la matière de l’image s’imprégner des déformations optiques et des sursauts provoqués par les réglages automatiques de l’appareil, qui viennent répondre au flow de nos jeunes rappeurs. La vibration du hip-hop n’avait peut-être pas réussi à aussi bien investir le cinéma depuis les grandes heures de Jim Jarmusch.
Malgré son titre musical, Nocturnes, récipiendaire du Prix du patrimoine de l’immatériel, n’a rien du film de chambre attendu. Tombé du ciel, son premier plan nous dévoile son majestueux horizon bleu métallique : l’hippodrome de Vincennes, où se dérouleront intégralement les 48 minutes du film. Déserté, le lieu peine à retrouver sa ferveur d’antan et les clameurs des spectateurs laissent désormais place à un silence assourdissant, quand celui-ci n’est pas rompu par le galop endiablé des chevaux lancés dans une course fantôme ou par le moteur vrombissant de la voiture-balai. Mais c’est moins le spectacle des courses hippiques qui intéresse, de prime abord, Matthieu Bareyre (ancien rédacteur de Critikat, signalons-le) que sa captation et sa retransmission sur les écrans ornant les salles qui dominent, au-dessus des gradins, son arène moderne. Y traînent une poignée d’aficionados du pari équestre qui, comme au PMU du coin, enchaînent les whisky-coca bien tassés, les cigarettes finement roulées et les discussions de comptoir enlevées. Le sujet – ou, plutôt les sujets –, ce sont eux. Bareyre va conjuguer leurs verbes au présent de l’impératif : les « Vas‑y ! », « Regarde ! » « Allez ! » sont énoncés à un rythme effréné et suffocant à l’adresse de leur poulain du jour. Si les premiers instants que le cinéaste passe avec ces jeunes joueurs laissent craindre un brin de condescendance en les laissant froidement dérouler leurs joutes orales tels des marionnettes libérées de leurs fils, ces inquiétudes s’estompent lorsque le film réussit enfin à capturer l’émotion trouble de leur regard, pareil à celui d’un enfant, les yeux pleins d’étoiles, qui n’arrive qu’à effleurer du bout des doigts le jouet désiré. Et si la distance appliquée de la mise en scène ne touche qu’en bout de course à l’émerveillement recherché sur le tableau victorieux des affects, elle fonctionne à plein régime dès qu’il s’agit de dresser un état des lieux de son vaisseau qui, comme sorti de terre, transporte généreusement ces passagers brinquebalants en quête d’une liberté, même illusoire. En instaurant tout un jeu de perspectives, notamment sonores, qui transforme la régie de l’hippodrome en un étrange poste de pilotage d’une plate-forme perdue dans l’espace-temps, Bareyre crée une froide mécanique hypnotique qui sied discrètement à sa volonté assumée, bien que théorique, de capter l’esprit d’un lieu, plutôt que d’un milieu. Lorgnant alors vers une science-fiction minimale, son récit avance par trouées atmosphériques débarrassées des afféteries psychologiques inhérentes à l’exercice et s’élève en un tournoiement lumineux d’une singulière beauté, qui raccorde brillamment avec les volutes de fumées et de poussières émanant du terrain équestre. Ce qui frappe cependant le plus en essayant d’avoir une vue d’ensemble sur cet essai, certes bancal mais réjouissant, qu’est Nocturnes, c’est son architecture musicale, conçue comme une variation sur les trois mêmes notes : les parieurs, la régie et les écrans. S’il n’évite pas certaines dissonances maladroites, le film finit par trouver de jolis accords en déplaçant les curseurs des durées et des intensités. S’il filme finalement assez peu la piste de course, c’est sans doute que Bareyre la conçoit avant tout comme la platine musicale où les chevaux seraient le diamant qui crée, après le grésillement, l’étincelle de l’harmonie. Alors peut-être que Bareyre, moins que cinéaste, se rêve disc-jockey.