Après le plutôt remarqué E Agora ? Lembra-Me (Et maintenant ?), sort en salles un documentaire du couple de cinéastes portugais Joaquim Pinto et Nuno Leonel, lui-même remontage aux additions personnelles d’une réalisation pour la télévision portugaise à l’orée des années 2000. S’engageant au départ – avec les prolongements militants que cela implique – à documenter le travail de la pêche artisanale dans une île pauvre des Açores, les cinéastes multiplient progressivement leurs implications durant les presque deux ans du tournage : Pinto et Leonel s’attachent de plus en plus physiquement aux lieux (ils s’installent) et aux rencontres, agrégeant au fur et à mesure du film le rendu d’une réalité extérieure à la vie vécue.
Le film est d’abord une affaire de temps : il y a celui, investi par l’Histoire longue et lente des pêcheurs artisanaux, de leurs outils et de leurs pratiques (les bateaux comme descendants directs des Caravelles, les triangulations topographiques liées aux églises…) ; il y a celui, tout contemporain, du passage à l’euro, des attributions sociales (diplômes, permis) aveugles aux compétences personnelles : une imbrication complexe entre le temps mobile de l’individu et celui sédimenté des institutions (opposition géographique, aussi : entre un peuple minoritaire, isolé et plutôt méprisé, et un état abstrait et lointain); il y a le temps du projet filmique confondu avec celui des cinéastes sous les auspices du journal filmé (restitué par les voix off alternatives des cinéastes) et le temps de l’art, l’histoire du cinéma, un temps de la mémoire ; enfin, il y a le temps élémentaire et sans âge d’une Nature où l’homme se confond avec l’animalité, le présent avec la présence. Ces différentes appréhensions de la réalité, à la fois concrètes et abstraites, se superposent et nourrissent le film, qui pourrait sans cesse en perdre son sujet, devenir brouillon ou se déporter continuellement au gré des différentes pistes ou potentialités qui intéressent les cinéastes.
Il n’en est rien. Et si le film acquiert au fur et à mesure une densité où tout tient ensemble, où chaque état du temps apparaît comme un décalque de plus, c’est que son mouvement organique est fondé sur la présence physique. Pour le dire plus directement : le désir du corps masculin est le moteur du film. Ce corps masculin désiré n’est pas une unité abstraite (une icône) ou fantasmatique (un support pour imprimer ses desiderata), mais une force qui joue avec les éléments qui l’entoure, une force qui passe du visage qui regarde avec attention à la main qui agit avec l’environnement entier. Tourné en grande partie dans l’espace plutôt réduit des bateaux de pêche, toujours à l’affût de la beauté et de la vigueur des gestes (plutôt que de la précision et de l’intelligence des pratiques), le film se trouve dans l’exposition des corps au milieu des remous de la mer un point d’attache et une raison d’être qui outrepassent le projet (politique) de départ. Comme dans Et maintenant ?, où Nuno se mêlait à des chiens en des scènes inoubliables, les corps retrouvent ici leur origine animale, intuitive et sensible.
On sent que ce qui intéresse par dessus tout Pinto et Leonel, leur seul credo de filmage, c’est que ça bouge du dedans et du dehors, dans toutes les dimensions de l’image. Qu’ils donnent leur caméra à des enfants et elle colle à leur mouvement propre, à leur entière sensibilité. Qu’ils tanguent sur un bateau, avec au fond la mer en mouvement et au devant trois hommes filmés à la taille qui s’affairent, et l’œil devient physique, acquiert des réflexes de regard. Que Nuno plonge dans cet espace de la mobilité infinie qu’est la mer, que l’on danse devant la caméra dans une procession de village, que des drapeaux flottent au vent, ou que les pêcheurs exécutent les gestes répétés du rangement des hameçons dans les casiers, il s’agit toujours de mouvements matériels : concrets, justifiés, toujours singuliers (jamais mécaniques).
Et si le film est mû par son désir du corps masculin (comme forme animale), il l’utilise aussi comme vecteur pour explorer progressivement l’univers alentour. Contrairement à une pratique plus classique du documentaire où c’est celui qui filme qui s’inscrit physiquement dans l’image, ici c’est l’image qui cherche à confondre son mouvement avec les autres. C’est pour cela que le déroulé du film n’est pas vraiment un récit, mais une conjonction de temps, c’est-à-dire la recherche du bon rythme harmonisant les différents mouvements prélevé dans les différentes temporalités (listées plus haut).
Pinto et Leonel opposent plusieurs fois le film qu’ils font, leur expérience réelle, aux tournages de films « normaux » sur lesquels ils travaillent par ailleurs comme preneurs de son, qu’ils jugent artificiels et mensongers (on n’y montre pas les gens « travailler, chier ou baiser »). De même, une archive en noir et blanc montrant une situation récurrente à Rabo de Peixe (pousser un bateau à la mer) sert autant à convoquer l’histoire (des pêcheurs), la montrer plus ou moins permanente, qu’à comparer ce plan lointain où les hommes sont des fourmis autour d’un objet technique à ceux des cinéastes où ils redeviennent les sujet de l’image : du document au portrait.
Ce qui se joue aussi dans le portrait, c’est tout de même la distance entre ceux qui filment et ceux qui sont filmés, qui n’est pas réversible. Si la part intime (celle qui fait aussi de Rabo de Peixe un journal filmé) des cinéastes s’exprime en voix off (on les voit très peu à l’image) et dans quelques passages déroulant un diaporama de photographies de vacances, elle n’est jamais confondue avec la réalité des pêcheurs. Même s’ils deviennent leurs amis, et décident de s’installer dans l’île (Et Maintenant ?… devient à ce titre une suite possible de ce film), ils restent un couple étrangers (géographiquement et intellectuellement). De fait, on peut trouver fâcheux que les cinéastes soient ceux qui apportent avec eux le savoir (historique, social, politique, artistique), une part culturelle à laquelle les sujets filmés ne participent pas (du moins à l’écran), sauf peut-être dans les danses et les chants traditionnels de l’île. Il est malaisé de reprocher à Pinto et Leonel de faire montre d’un savoir, même si on peut être gêné de beaucoup les entendre tandis que les pêcheurs sont si peu diserts et tant investis dans le faire. Cette partition entre le savoir dire et le savoir faire est un peu trop franche : comme dans ces séquences où le didactisme du film s’invite dans le réel et que Pinto et Leonel expliquent qu’ils aident tel garçon à apprendre à nager ou tel autre à obtenir une entrée à l’école.
Lorsque Pinto énonce à plusieurs reprises qu’il a peur pour Nuno quand ce dernier part filmer sous l’eau, le regard se déporte vers les cinéastes qui semblent taper l’incruste, inscrire un « plus » narcissique dans un film pourtant construit sur le désir des autres. Et pourtant, le journal filmé en voix off a aussi le mérite de nous donner d’autres informations, humaines et sociales, émotionnelles aussi lorsque le film se fait par exemple le tombeau d’Eduardo, un pêcheur disparu en mer, et retrouve par là une fonction sociale concrète dans l’évocation d’un corps de disparu.
Le film de Pinto et Leonel est fort (c’est-à-dire aussi en force), il table sur la présence et la positivité des êtres et des choses filmées, c’est sa limite, et la nôtre avec lui. Ce que le désir a d’exclusif lui donne aussi son intensité et sa nécessité – même s’il postule une inégalité de rapport. Ainsi, du centrage sur le corps masculin qui forclôt tout corps féminin dans le film. Pour un cinéaste, ne (re)tenir que ce qui a pour lui de la valeur peut se doubler d’un certain aveuglement (mais dont on peut aussi apprécier l’honnêteté). Les reproches qu’on peut faire au film sont à ce prix ; cependant, le spectateur sensible à cette intensité tenue est lui aussi voué à une honnêteté semblable, et il n’a aucun mérite à vouloir gagner sur tous les tableaux en dépréciant ce qui ne lui ressemble pas.
Peut-être que la part narcissique (aussi agaçante soit-elle), se justifie en partie par ce qu’elle offre de témoignage, et peut-être que la disjonction entre nature et culture se voudrait au fur et à mesure du film moins imperméable : Nuno plonge pour appréhender une réalité qu’il ne maîtrise pas, Rui apprend à nager quand il est laissé seul. Peut-être, enfin, que dans cette autre temporalité du film non évoquée, le temps d’après, le film fini ait aussi la vertu de donner tout à tout le monde (on ne sait pas ce que peut un film) : les filmeurs, les filmés, et les autres. Pierre Léon, dans un très bel article consacré à Et Maintenant ?, tenait Pinto pour un homme de la renaissance, « La Renaissance comme retrouvailles, réminiscences, hantise des classiques, la Renaissance comme renaissance, de soi-même, des autres, de tout ce qui, malgré la rudesse, glisse entre les écueils, doucement, mais sûrement ». En bons renaissants, Pinto et Leonel sont des cinéastes entiers, qui souhaitent appréhender le tout de la réalité du monde (et avec elle, la part qui les concerne en propre). Ainsi, gardons tout.