Le Berlinois Robert Thalheim, révélé en 2005 avec Tout ira bien, se montre décidément d’une habileté précieuse à emprunter des pas déjà bien foulés tout en se délestant l’air de rien du poids de la convention. Dans ce premier film de fin d’études, on s’en souvient, il abordait la chronique socio-familiale avec une légèreté et une véracité de ton qui laissaient à distance les chausse-trapes tendus par le contexte – grisaille de la galère berlinoise – et la technique – caméra numérique à l’épaule. Dans son second, Et puis les touristes, son sens de la nuance et de l’équilibre entre mécanique de fiction et perception du réel lui permettent d’évoquer avec une pertinence dépourvue de complexes son sujet casse-gueule par excellence : le rapport du monde contemporain à la Shoah.
« L’inventé et le capté marchent main dans la main »
S’inspirant d’une expérience personnelle, le cinéaste s’attache aux pas de Sven, un jeune Allemand qui, un peu par défaut, part effectuer son service civil dans la ville polonaise d’Oświęcim, sinistrement connue des livres d’histoire sous le nom d’Auschwitz, où d’emblée il ne se sent pas tout à fait le bienvenu. En ces lieux partagés entre le devoir un peu compassé de laver la tache de leur passé (exposition du camp d’extermination aux touristes) et le désir inavoué de tourner la page (notamment au travers de l’économie), le jeune homme est chargé d’assister M. Krzeminski, un survivant du camp de la mort au caractère bien trempé avec qui, comme on peut s’y attendre, ses relations ne commencent pas sous les meilleurs auspices. D’entrée de jeu, on constate l’aisance de Thalheim à user de la mécanique fictionnelle, y compris au travers d’éléments dramatiques rebattus (antagonisme jeune novice/vieux grincheux, solitude de l’étranger, vague romance avec une femme du cru), pour véhiculer une perception du réel, sans que jamais le faux ne fasse tache sur le vrai ou inversement. Gageons que chez d’autres, l’adhérence ne s’opérerait pas aussi bien : on a déjà vu, notamment du côté de Hollywood, le caractère purement dramatique des sous-intrigues étouffer l’évocation de la brutalité de l’Histoire. Ici, l’inventé et le capté marchent main dans la main avec un rare naturel.
Un poids diversement supporté
Par la maîtrise de cet équilibre, Thalheim donne de son sujet – les stigmates de la Shoah dans la conscience collective – un aperçu échappant à la banalisation à laquelle elle est souvent exposée, que ce soit dans la fiction de reconstitution tentée par l’académisme (subi récemment : Survivre avec les loups) ou les reportages dilapidant les acquis du documentaire. Il se permet ainsi de brasser assez large dans sa vision de la petite ville qui accueillit victimes, bourreaux et passifs en reflet de la conscience malade du monde, et de faire du voyage initiatique et des rencontres de son protagoniste un croisement de portraits des réactions contradictoires face aux traces de l’horreur et à leur valeur symbolique. Par le biais d’une caractérisation subtile de personnages fictifs, mais croqués avec la subtilité d’un cinéaste qui sait manifestement observer les gens, on rencontre la prise de connaissance compassée, le devoir de mémoire menacé de réduction à un pensum, la cicatrisation des blessures par l’humour, le désir de se tourner vers l’avenir en se délestant du passé, et au fond : la valse-hésitation entre recul devant l’incompréhensible et attachement à en garder intacts le souvenir et les leçons. Et puis les touristes en devient une forme subtile de film choral – sans l’attirail pesant de rythme et de découpage exhibé par moult films discutables du genre (Collision…) – où chaque personnage, chaque attitude porte en elle une part du rapport du monde contemporain à une mémoire intime dont le poids est diversement supporté.
Si Thalheim n’est pas vraiment une force de proposition en termes de forme cinématographique, il a néanmoins la pertinence de laisser l’image et les caractères parler d’eux-mêmes. Une balade à vélos aux abords des sinistres barbelés, un survivant des camps répondant par l’humour noir aux remarques un peu déplacées des curieux, en disent ici assez long. Sans en avoir l’air, dans sa réflexion fragmentaire à la portée modeste, la pertinence et la fraîcheur d’Et puis les touristes s’avèrent des qualités précieuses pour garder vivaces et au travail le souvenir et les interrogations posées par le passé.