Hank Chinaski est, par la force des choses, un factotum : homme à tout faire, sans attache ni idéal dans l’Amérique pimpante des années 1950. De jobs miteux en filles lassées, le personnage-double de Bukowski prend vie de par la passion de Bent Hamer et Matt Dillon. Un essai artistique réussi, à l’arrachée.
Hank Chinaski est un homme entre chien et loup : il ne répugne pas à la société, mais ne s’y adapte pas. Puisqu’il faut gagner de l’argent, il travaille, mais il ne saura pas garder un emploi très longtemps. L’amour ne l’intéresse pas : il s’accommode de n’importe quelle femme, toutes aussi lassées que lui. Il vogue entre excès de mauvais whisky, gueules de bois, et coïts fiévreux. Écrire l’intéresse : il envoie trois nouvelles par jour, manuscrites, au rédacteur en chef d’un journal qu’il admire, mais ne s’attend aucunement à recevoir une réponse favorable. Et puisqu’il faut bien continuer à vivre, il vogue de petits boulots en petits boulots, surtout pour pouvoir s’acheter de quoi boire, toujours à la limite de la misère.
Charles Bukowski écrit Factotum à la première personne, signant un roman en grande partie autobiographique. Bent Hamer a, avec ce film, pris le parti d’adapter l’auteur, au sens plein du terme. En étroite collaboration avec Matt Dillon, grand lecteur du « vieux dégueulasse », et son scénariste Jim Stark, ils ont façonné un film-hommage à l’auteur, qui prend ses distances avec le roman dont il est adapté. Celui-ci fournit tous les épisodes mis en scène dans le film, mais le plus souvent, les anecdotes sont amalgamées, au mépris de la chronologie du roman. Elles semblent n’avoir été choisies que pour mettre en valeur quelques moments de bravoure littéraire de l’auteur.
Il s’agit ici avant tout de comprendre Chinaski/Bukowski. Dillon et Hamer avouent avoir beaucoup improvisé sur le tournage. Laissant la bride au cou de l’acteur, lecteur assidu, pour qu’il joue l’auteur tel qu’il le voyait, Hamer a voulu s’attacher avant tout à décrire un homme « prêt à prendre tous les risques pour que sa vie devienne sa poésie ».
Cette grande ambition est parfois assouvie, et le film est parsemé de très beaux moments de cinéma. On retiendra notamment une scène de rupture avec sa compagne, jouée par Lili Taylor, en plan-séquence, et remarquablement interprétée par elle et Dillon. Hélas, le film reste dans son ensemble très inégal, et semble hésiter parfois entre la comédie cynique et la chronique de la déchéance, oscillant entre des scènes essentielles et d’autres parfaitement absconses et inutiles. Adapter Factotum en respectant la narration chaotique de Bukowski obligeait à cet enchaînement de séquences, mais ce qui fonctionne dans le livre aurait peut-être gagné à être révisé pour éviter à l’écran ce que l’on peut qualifier de succession de saynètes sans rien pour les lier. Inévitablement, au détour de ce catalogue d’épisodes, l’ennui guette parfois.
Toutefois, Matt Dillon porte puissamment le film sur les épaules du personnage apathique qu’il a créé pour incarner Chinaski : sa dichotomie intérieure, entre le monde qui l’ennuie et la création littéraire qui le dévore, entre la passion qu’il cherche à insuffler dans tout ce qu’il vit et la triste réalité, finit par contaminer le spectateur. On suit donc cette chronique d’une ligne droite qui se terminera dans le mur avec le désespoir serein et le nihilisme de Chinaski/Bukowski, et l’impression d’avoir vu, pour la première fois depuis longtemps, une biographie filmée d’un auteur d’une grande fidélité, sinon à ce qu’il a réellement été, au moins à ce qu’il aurait aimé être. Et dans le cas de Bukowski, peut-être est-ce ce qui compte avant tout.
Film littéraire rare, car privilégiant la forme au fond, Factotum n’est pas sans rappeler Ed Wood de Burton, en cela qu’il prend en lui la vision de son auteur, sa passion, sa folie, et qu’il parvient, par moment, à la retranscrire à l’écran. Le film n’est indéniablement pas parfait, et tout ne peut y susciter la passion, mais il reste bel hommage humble et passionné.
« Si l’écrivain écoute les critiques, les éditeurs et les lecteurs, il est fichu. S’il se complaît dans la gloire et l’argent, on n’a plus qu’à tirer la chasse. » H. Chinaski, in Factotum, par Charles Bukowski.