En 1981, Marco Ferreri tournait à Los Angeles une adaptation du recueil de nouvelles Contes de la folie ordinaire de Charles Bukowski, et réalisait là un film sensible et personnel, tout en restant fidèle à l’esprit de l’écrivain américain.
Si le film touche, c’est avant tout en raison de la justesse de son casting. Une des meilleures idées de Ferreri a été de confier le rôle de Charles Serking, sorte de double de Bukowski, à Ben Gazzara, qui grâce à ses précédents rôles dans les films de John Cassavetes, et en particulier celui de Cosmo Vitelli dans The Killing of a Chinese Bookie, arrive avec comme bagage cette solitude et cette générosité nécessaires pour le rôle qu’il incarne ici, celui d’un poète underground fauché et alcoolique, amoureux du style, véritable « clochard céleste » (mais pas beatnik pour autant). Nous suivons ses errances dans un Hollywood en marge, entre la plage de Venice Beach et les bars sombres, en compagnie de paumés avec qui il partage une bouteille, aux prises avec une Lolita, une nymphomane hystérique et sa voisine obèse, ou son ex-femme et logeuse à qui il cumule les loyers impayés, mais surtout la superbe Cass, interprétée par Ornella Muti, à la fois ange et pute, autodestructrice et pure, qui le tirera momentanément de sa solitude.
Si l’adaptation du livre de Bukowski est réussie, c’est que loin de l’avoir transposé mot pour mot, Ferreri a pris le parti d’en retranscrire l’esprit à l’écran, tout en y insufflant ses propres aspirations artistiques, ce qui est généralement la règle de toute bonne adaptation d’œuvre littéraire au cinéma (voir la version du Festin nu de Burroughs par Cronenberg, autre plongée dans l’univers d’un écrivain).
Le DVD édité par Opening (qui sort conjointement Dillinger est mort, et avait déjà sorti La Grande Bouffe et Touche pas à la femme blanche) est riche en interviews exclusives.
Le film est présenté dans sa version originale en anglais ainsi que dans sa version française, dans laquelle Michel Piccoli, un habitué de l’univers de Ferreri, prête sa voix au personnage incarné par Ben Gazzara.
Dans une brève introduction, Joël Simsolo resitue le film dans la carrière de Marco Ferreri, et explique les raisons pour lesquelles il y voit un film pivot, au style pur, loin du burlesque et du grotesque des précédentes réalisations du cinéaste italien.
Suit une longue interview de 45 minutes de Martin Winckler, dans laquelle le docteur devenu écrivain nous livre sa vision du film, et confie s’identifier au personnage de Charles Serking, en tant qu’écrivain et médecin, en ce sens qu’un « médecin est quelqu’un qui regarde les autres souffrir et qui n’a pas la possibilité de leur dire en échange moi aussi je souffre, il est simplement là pour boire leurs souffrances », ce qui est selon lui une raison pour laquelle beaucoup de médecins sont alcooliques, afin de supporter la misère des autres. Winckler évoque également le respect et la tendresse avec lesquels Ferreri filme cette Amérique des laissés-pour-compte, et l’absence de toute vanité qui en découle.
Autre interview de poids, celle de Jean-François Bizot, à qui l’on doit la publication en 1973 dans Actuel des premiers textes de Bukowski en France, et qui traduisit les Contes de la folie ordinaire. Bizot évoque ses rencontres successives avec l’écrivain, qu’il considère non pas comme un clochard céleste, mais plus comme « un satané clochard », d’abord chez lui à Los Angeles, puis à Paris, et nous raconte cette folle nuit dont l’émission de Bernard Pivot ne fut qu’un gentil point de départ.
Comme ultime bonus, la bande-annonce de l’époque, légèrement racoleuse, qui vantait le « mélange explosif » de l’association Ferreri/Bukowski, a cependant le mérite de nous informer que le film fut interdit aux moins de 18 ans lors de sa sortie en France.