Est-ce un pari insensé que de réaliser un film sur l’homme sacré le plus mauvais réalisateur de tous les temps ? Sur un cinéaste de surcroît travesti à ses heures perdues, ayant mis ce jour-là pour être plus agile, perruque blonde et pull angora ? Car Edward D. Wood Junior, réalisateur de Glen or Glenda, Bride of the Monster ou Plan 9 from Outer Space, films Z des années 1950, devenus cultes pour les amateurs de fantastique, est, dans sa mégalomanie, prêt à tout pour montrer à la face du monde ses talents de cinéaste. Même à embaucher un chef opérateur daltonien ou faire baptiser l’intégralité de son équipe de tournage par les bons soins de l’Église baptiste de Beverly Hills monnayant bien sûr quelques dollars pour la production de son ultime chef‑d’œuvre. En 1994, Tim Burton, bercé par la loufoquerie créative des ovnis de Monsieur Wood durant son enfance, lui rend hommage en édifiant un projet de film qui retrace la vie et l’œuvre d’Ed Wood Junior. Totalement emballé par l’idée, Tim Burton, qui devait, au départ, être le producteur du film, en devient le réalisateur. Le scénario est écrit en six semaines, le montage financier s’avère difficile, la Columbia se désengage du projet et c’est finalement Disney qui produit le film pour une somme infime, le plus petit budget de Burton depuis Pee-Wee Big Adventure. Grand film somptueux mais malade, Ed Wood ne trouve pas son public à la sortie. Et pourtant, tout l’art de Tim Burton est bien là, au creux de cet hommage en forme de confession presque autobiographique.
Miroir, mon terrible miroir…
« Mourir doit être aventure terriblement formidable !» : c’est Peter Pan qui le dit. Il y a fort à parier que si James Barrie, à la fin du XIXe siècle, n’avait pas donné naissance à la figure de Peter Pan, Burton aurait certainement donné naissance au personnage. Il l’a fait, d’ailleurs, dans son premier court métrage, le merveilleux Vincent, ou l’histoire de Vincent Malloy, le petit garçon qui ne sait pas réellement sortir de son monde, entre Edgar Poe et Vincent Price. Tombes, squelettes, monstres et morts-vivants peuplent l’imaginaire burtonien – un imaginaire de fantasticophile de longue date, imprégné d’une tolérance particulière à cette race de cinéphile : celle d’aimer ses monstres. Depuis Le Fantôme de l’Opéra de Lon Chaney Jr, le bestiaire fantastique s’est trouvé agrémenté d’une liste sans fin d’aberrations épouvantables qui se trouvent toujours être à égalité d’ignominie, voire supérieures en humanité, aux humains qu’elles confrontent. Et si le bestiaire du fantastique est d’une infinie richesse concernant ses créations imaginaires, nombres d’acteurs quant à eux bien concrets ornent ses ténébreuses galeries : Bela Lugosi, Boris Karloff, Lon Chaney Jr, Christopher Lee, Peter Cushing… Vincent Price.
Vincent Price est, de l’aveu de Tim Burton en personne, celui dont les séries B, projetées en « double feature » durant une bonne partie des week-ends de l’enfance du futur cinéaste, ont forgé à la fois son imaginaire si singulier, et sa vocation de cinéaste. Burton commence sa carrière chez Disney en tant que dessinateur-animateur sur Taram et le chaudron magique. Cette expérience lui permettra de travailler avec Henry Selick, réalisateur à venir de L’Étrange Noël de M. Jack et de James et la pêche géante, sur son premier court métrage, au ton déjà résolument personnel : Vincent. Sur ce court métrage, c’est la voix si particulière de Price qui récite le poème qui illustre la triste histoire du petit garçon qui voulait être Vincent Price. Suprême consécration pour un Burton dont ce Vincent est un pendant autobiographique évident, que celle de voir son idole de toujours donner vie à sa création.
Déjà à cette époque, Burton démultipliait les miroirs que lui tendait le cinéma, une constante qui ne s’est jamais démentie dans son œuvre : Lydia dans Beetlejuice, tout le bestiaire de ses deux Batman (car Burton est autant Pingouin que Joker que Catwoman que Bruce Wayne…), le héros tragique d’Edward aux mains d’argent, Willie Wonka autant que Charlie dans Charlie et la chocolaterie… Tous sont à divers titres les alter ego de Burton, ce qui assure la cohérence de son univers. Mais aucun de ses personnages n’est autant Burton que ne l’est le double Edward / Ed Wood. Edward aux mains d’argent mettait en scène un pantin animé, issu des rêves d’un inventeur passablement iconoclaste ; un créateur interprété par… Vincent Price. Visuellement, la parenté entre la tignasse rebelle et le visage de gamin de Tim Burton et celui de l’Edward interprété par Johnny Depp (autre alter ego de Burton) est flagrante : pour la première fois, Burton met explicitement en scène la filiation qui existe artistiquement et en terme de sensibilité entre lui et Vincent Price. Un Vincent Price qui décèdera avant d’avoir vu son dernier rôle à l’écran, comme Lugosi mourra dans Ed Wood sans avoir laissé le temps à son ami de monter un ultime film.
Burton l’avoue lui-même : alors qu’il tentait de mettre sur pied Mary Reilly (qui sera produit par ses soins mais réalisé par Stephen Frears), il s’est vu proposer de produire le scénario de Scott Alexander et Larry Karaszewski à partir de la biographie de celui qui s’était vu affubler du titre de plus mauvais réalisateur de tous les temps : Nightmare of Ecstasy. Devant le travail des deux scénaristes, il choisit finalement de réaliser le biopic le moins réaliste du monde avec Ed Wood, notamment parce que leur traitement de Wood et de ses collaborateurs correspondait certes à son univers, mais aussi et surtout parce que la ressemblance entre sa propre expérience vis-à-vis de Vincent Price et la relation entre Wood et Bela Lugosi était redoutablement fidèle.
Mythe et Biopic
À la fois biopic et autobiographie avouée, le film n’insiste pourtant que fort peu sur le réalisme qu’on serait en droit d’attendre dans un tel genre. Bien au contraire, Tim Burton semble avoir voulu avec Ed Wood tourner un biopic romancé d’Edward Wood Jr, mais également le biopic d’une certaine idée du passionné du cinéma passé à la moulinette d’Hollywood. « C’est avec ce film qu’on se souviendra de moi », murmure un Ed Wood brisé par l’émotion à la première du film posthume de Bela Lugosi, Plan 9 from Outer Space. Le fait que ce film ait été voté pire film de tous les temps dans le compendium des Golden Turkey Awards est évidemment présent à l’esprit de Burton, qui souhaite manifestement que ses spectateurs reconnaissent bien ici l’ironie mordante et prophétique contenue dans la phrase prononcée par Wood. Que Wood n’ait jamais, en réalité, dit une telle chose (il n’y a même jamais eu de première à proprement parler puisque Plan 9 from Outer Space n’a connu les honneurs du grand écran qu’en double feature) importe peu : Burton s’est emparé d’une icône de la contreculture, et achève de la brandir à la face d’un Hollywood suffisant et mesquin.
Car Burton, non content d’insuffler toute une part de lui-même dans Wood, pose son personnage comme une icône à recomposer, après l’infamie dont le réalisateur a été victime dans la réalité. Non que l’œuvre cinématographique de Wood mérite beaucoup mieux, mais Burton profite de l’opportunité pour construire une image parfaitement symbolique de l’ironie mesquine d’un Hollywood qui broie ceux qui osent croire aux chimères d’une création indépendante de grands circuits commercialement intéressés, et ce grâce à une forme très proche d’un récit hollywoodien classique. Ed Wood commence ainsi par une longue exposition, destinée avant tout à peindre avec précision le portrait des différents protagonistes qui se verront confrontés dans le climax final. Il s’agit finalement d’une structure très proche d’une success story hollywoodienne du type La vie est belle, de Capra.
Visuellement, scénaristiquement, Ed Wood se rapproche dans la forme et dans le fond de la tradition tendre et gentiment décalée par rapport au réel des contes moraux de Capra, icône d’un Hollywood résolument optimiste. Cette proximité n’est pas innocente : en allant dans le sens d’une déréalisation de son sujet au profit de la construction d’un conte profondément américain, Burton ne fait pas seulement quitter à Ed Wood les terres du biopic par maniérisme. C’est avant tout un choix moral. Son George Bailey se nomme Edward Wood Jr : il possède la même générosité, la même intégrité, et l’on ne peut s’empêcher de voir dans la fin d’Ed Wood les derniers pas de Wood avant la désillusion qui pourrait le conduire à considérer les mêmes choix drastiques que Bailey qui s’apprête à sauter d’un pont – excepté qu’aucun ange gardien ne sortira réellement Wood de son marasme. Après Plan 9, Wood sombrera dans les pires productions, œuvrant notamment dans une pornographie de bas tâcheron, avant de mourir à 54 ans, en 1978, alcoolique et expulsé de son appartement.
En construisant un héros axé sur un positivisme outré (Wood sourit toujours avec application, n’est jamais rien de moins que grandiloquent, semble porter sur ses épaules tout l’optimisme nécessaire à l’accomplissement de ses desseins cinéphiliques), Burton brandit à la face d’Hollywood le portrait ironique de son personnage favori. Wood, c’est Bailey, des années après la mort de l’idéal hollywoodien. Alors que l’usine à rêve continue, en filigrane, de construire cette chimère, Burton reprend à son compte le thème du héros humain qui finira par triompher parce qu’il y a un dieu et que celui-ci récompense les belles âmes. Wood chez Burton est tout âme, habité tout entier par la passion d’un cinéma certes plein de défauts, mais intègre. Dans le monde rêvé d’Hollywood, dans les illusions qu’elle promeut toujours, Wood devrait triompher – mais à l’instar d’un Sam Lowry dans Brazil, il triomphe dans l’illusion, dans la folie. La réalité est celle où Wood ne doit sa gloire qu’au mépris qu’on voue à son œuvre. Et Burton de s’identifier, intimement et plus intensément que jamais, à ce martyr, écrasé par un Hollywood qui n’a pas pitié des dupes de ses fausses valeurs. Ed Wood n’apportera pas la rédemption à son sujet, mais apparaît rétrospectivement, dans la carrière de Burton, comme le pinacle de l’expression de sa personnalité artistique, dont la spécificité s’atténuera au fil du temps, dans ses réalisations ultérieures.
Des vivants un peu morts chez les morts-vivants
Doté de cet humour férocement gothique, de ces séquences oniriques un poil cauchemardesques, Ed Wood est un film sur la cinéphilie, sur la mémoire des films perdus qui met en scène toute une culture primitive, celle de l’enfance, la résurgence d’images anciennes et de peurs profondes. Tout à la fois biopic et confession autobiographique, le film de Burton dépasse le cadre bien trop strict du film-hommage : la mort et ses différents visages, omniprésents dans la filmographie de Burton, jouent ici un rôle salvateur. Car le gothique cher à Burton n’est jamais un simple décorum : si, en apparence, Burton s’amuse et renoue avec la série B plaçant dans son cadre et comme toile de fond tous les attributs du film d’horreur à petit budget, crânes, squelettes, corps d’animaux décharnés et zombies de toutes sortes, la dramaturgie à l’œuvre dans Ed Wood, elle, joue sur un pari : celui de faire revivre et prospérer les figures anciennes, les mythes du cinéma, incarnés par des figures mortes mais pourtant bien présentes.
Au commencement, était un cercueil comme un livre ouvert
Avant même d’attaquer le cœur du film, la richesse d’une œuvre comme Ed Wood se repère dans l’élaboration minutieuse et stylisée des pré-générique et générique qui se posent d’emblée en purs spectacles. Un travelling avant nous laisse pénétrer dans une maison hantée. En guise de pré-générique, Criswell, oracle et prédicateur, sort de son cercueil et accueille le spectateur : « Amis, vous vous intéressez à l’inconnu, au mystère, à l’inexplicable… Votre cœur supportera t‑il les effroyables péripéties de la véridique histoire d’Edward D. Wood Junior ?» Les premières images et un mouvement de caméra suffisent à sceller un pacte avec le spectateur. La parole de Criswell s’annonce comme une prédiction. Burton inclut souvent dès les premières minutes de ces films ce pacte avec le spectateur, représenté par un double niveau de lecture et de mise en scène offrant comme une profondeur de champ à la fiction. Au chevet de sa petite-fille, la grand-mère d’Edward aux mains d’argent ouvre le livre et lit le conte d’Edward qui s’avérera être à la fin du film sa propre histoire personnelle. Dans Ed Wood, l’oralité du conte est également un passage et un pacte passé avec le spectateur : le discours de Criswell surgissant du cercueil se substitue à l’écrit du conte d’Edward et à la parole de la grand-mère. Ainsi, dès les premières minutes, Burton introduit l’usage d’une initiation et d’un rite, deux notions étroitement liées aux pratiques cinéphiliques.
« Les cimetières font partie de mon âme »
Le cimetière est un lieu cher au jeune Tim qui en fait, à l’adolescence, son terrain de jeu favori. Ce n’est sans doute pas un hasard s’il devient le premier « paysage » à figurer dans le film, au générique. Par un jeu d’éclairs surgissant sur un fond noir, les premiers noms du générique apparaissent, jusqu’au titre du film Ed Wood encadré par deux palmiers, qui cille comme un spot de lumière. Tout le générique est porté par la composition musicale d’Howard Shore qui mêle coups de tonnerre, rythmes cubains, et mélodie incantatoire électronique que l’on dirait tout droit sortie d’outre-tombe. Il y a dans la musique de Shore une sensation diffuse de frayeur très atmosphérique et toute la créativité musicale des années cinquante qui n’hésitait pas à métisser des classiques du be-bop ou du jazz et des sonorités exotiques comme les percussions cubaines. Cette musicalité effrayante et exotique dont l’inquiétante étrangeté est accentuée par l’éclatant contraste du noir et du blanc et l’atmosphère résolument fantastique ne sont pas sans rappeler le Vaudou d’un certain Jacques Tourneur. C’est porté par cette mélodie et la fluidité des mouvements de caméra qu’apparaît le cimetière cher à Burton : les noms des acteurs dont celui de Martin Landau interprétant Bela Lugosi en premier sont inscrits sur les pierres tombales. Lieu de refuge dans Edward aux mains d’argent, le cimetière devient un apparat cinématographique nécessaire et profondément lié à la fabrication du film dans Ed Wood. Ainsi, le spectateur assiste au déroulement du fil mental des films vus dans l’enfance, aux divers paysages de série b, du cimetière de carton-pâte aux fausses soucoupes volantes aussi plates que des assiettes planant dans une nuit de velours trop noire pour être réaliste, en passant par la séquence sous-marine et le surgissement d’un monstre marin, gigantesque pieuvre se hissant jusqu’au ciel étoilé. Un travelling arrière fait alors apparaître l’enseigne Hollywood et la ville elle-même comme miniaturisée. On quitte dès lors les paysages bis qui composaient le générique pour pénétrer en milieu urbain : nous sommes désormais en ville, à la sortie d’un cinéma et il pleut. C’est un retour prosaïque à la vie citadine après une plongée dans de chimériques décors : si l’histoire de la vie d’Ed Wood Junior ne fait que commencer, le générique du film de Burton pose déjà les prémices d’une œuvre de cinéma.
Grandeur et décadence de Bela Lugosi : le White Zombie
« I met Bela Lugosi.
— Oh ! I thought he was dead !
— No. He is very much alive. »
— extraits d’un dialogue entre Ed Wood et Dolores Fuller
S’il est une figure essentielle du film, véritable miroir dans lequel se meuvent les émotions et sentiments du personnage d’Ed Wood, c’est bien celle de l’acteur Bela Lugosi, interprété dans le film de Burton par Martin Landau. Lugosi, comédien originaire de Hongrie, est l’une des figures majeures du cinéma fantastique. Il joue d’abord des centaines de fois le personnage de Dracula au théâtre avant de reprendre le rôle du célèbre comte sanguinaire pour Universal Pictures notamment dans le Dracula réalisé par Tod Browning en 1931. Ainsi, l’image même de Dracula est elle associée à Lugosi. Entre 1953 et 1959, l’acteur joue dans trois films réalisés par Ed Wood, Glen or Glenda ?, Bride of the Monster et Plan 9 from Outer Space. C’est lors du tournage de ce dernier film, que Bela Lugosi meurt d’une crise cardiaque. Il est à l’époque morphinomane. Selon les propres mots de Martin Landau, Lugosi serait une sorte de personnage à la Tchekhov, « un personnage aristocratique, un homme des classes supérieures, perdu dans un milieu qui lui est étranger ».
La beauté du film de Burton transparaît nettement à travers la pâleur et la fragile transparence de ce mythe de cinéma personnifié, « plus effrayant en vrai que dans les films ». Et même si Burton ne renonce jamais à un sens de l’humour très noir, une mélancolie finit pourtant par pointer. La mort est bel et bien présente de manière ludique et référentielle sous la forme cinéphilique et fétichiste puisque l’on retrouve tous les attributs du gothique et des monster movies. Mais avec le personnage de Lugosi interprété par Landau, la mort a une présence réelle, véritable : le film est l’histoire d’un deuil, le récit des derniers moments de la vie d’un être déjà voué à l’au-delà. En ce sens, Ed Wood est bien plus qu’un film sur l’amour du cinéma, c’est une œuvre qui retrace le cheminement de l’acte de création à travers ses échecs répétés, ses illusoires espérances. Malgré la répétition quasi cyclique et tragiquement drôle des échecs d’Ed Wood, quelque chose de dramatique est véritablement à l’œuvre : la genèse de création car, pour créer, la mémoire des films, l’adoration et la fétichisation des icônes ne suffisent plus, seul le deuil vécu est nécessaire. Dédié à Bela Lugosi mort pendant le tournage, Plan 9 from Outer Space permet à Ed Wood d’atteindre une consécration, totalement imaginée par Burton. Bela est mort et sa seule survivance reste un plan muet dans lequel on le voit sortir de chez lui vêtu de sa cape noire, plus pâle que la mort et cueillant une rose qui se fane dans ses mains. « C’est pour ce film qu’on se souviendra de moi » déclare Ed Wood. La mélancolie du film naît de la présence simultanée d’un passé, celui des vieux films d’horreurs, films d’atmosphère – « la mode actuelle est aux insectes géants » déclare Wood, « la pure horreur est inconsciente » semble affirmer Lugosi – et d’un futur proche, l’annonce d’une mort prochaine, celle de Bela et, à travers elle, la décrépitude de Wood dans la vie.
Ainsi, l’une des plus belles séquences du film est cette scène se déroulant le soir d’Halloween au cours de laquelle Ed Wood se rend chez Bela, tous deux revoient à la télévision l’un des vieux films de Bela présenté par une animatrice de choc à la sensualité gothique débordante et à l’ironie non moins mordante, Mademoiselle Vampira (interprétée par Lisa Marie, l’ex-compagne de Tim Burton, et entre autres, ensorcelante Martienne en apesanteur dans Mars Attacks). Véritable théâtre d’ombres chinoises, multipliant les effets de reflets et d’ombres alliés à la présence de voiles et d’écrans, cette scène possède quelque chose de profondément ancien et d’originel qui rappelle les films muets nés de l’expressionnisme. Elle révèle tout à la fois l’art et l’intelligence de mise en scène de Burton et figure au même instant l’épreuve du temps. Pour Bela, il s’agit d’une tentative de tour de magie exécuté sous le regard fasciné du jeune Ed Wood : Bela tente d’attirer vainement sur lui par un jeu de mains le regard de la présentatrice et l’ombre des mains du vieil homme, cette ombre qui n’est pas sans rappeler certains plans du Nosferatu de Murnau, est projetée sur la peau blanche de Wood dont le visage sert à présent d’écran vierge. Par croyance profonde et effet de mimétisme, Ed exécute le même geste que le maître. Puis, épuisé par sa dépendance à la morphine, Bela se lève, sans doute pour aller se faire un fix, et passe en arrière-plan dans le fond de la pièce en traversant un rideau. Dans le cadre de Burton, on ne voit plus alors que Wood de trois quarts dont le visage est éclairé par l’écran de télévision et l’ombre de Bela aux gestes lents, projetée à travers le voile diaphane. Au son, le générique du film White Zombie. Dans le même cadre, Burton réussit à saisir plusieurs couches de temporalité. Cette séquence, prosaïque si l’on s’en tient à l’action pure – deux personnes qui regardent la télévision, l’une, en manque, va chercher sa drogue –, prend un tour fantastique : car, dans l’espace clos d’un vieux salon, c’est l’étrange mise en scène de l’au-delà, réalisée au futur antérieur car représentant la conjonction du futur et du passé. Il y a comme une condensation du temps, avec la diffusion télévisuelle d’un vieux film de Lugosi qui renvoie à une époque révolue et démodée, celle des films d’horreur à l’ancienne, avec la présence du personnage d’Ed Wood qui est l’actualité même du film, et enfin, avec l’ombre de Lugosi en arrière-plan comme une prémonition de sa mort prochaine. « C’est ce que j’ai toujours aimé dans les films d’Ed Wood, leur qualité intemporelle et indéfinissable, entre génie et ringard » affirme Tim Burton. Ces films qui semblent à la fois en avance et en retard sur leur époque. Le charme est enfin rompu lorsque Bela rejoint Ed Wood et repasse à travers le rideau. La séquence se clôt sur une note toute différente et presque burlesque, l’arrivée des enfants d’Halloween sonnant à la porte du vieil homme morphinomane, ce dernier parodie alors dans un ultime élan son propre rôle de Comte Dracula. Mais la parodie s’avère être une épreuve de vérité pour le vieux fantoche fatigué.
« En ce temps-là, c’était comme si il y avait des dieux. Aujourd’hui, tout est télévisé : de petits héros. De petites personnes dans la boîte. (…) Les stars de l’ancien temps : c’étaient des géants, imprimés dans la lumière d’argent, grands comme des maisons. Et quand vous les rencontriez, ils étaient toujours géants. Les gens avaient foi en eux. »
— Neil Gaiman, The Goldfish Pool and Other Stories
Que ce soit dans le personnage d’un Lugosi habité, hanté, rongé par le cinéma, ou dans celui de Wood que Burton a définitivement voulu comme l’incarnation antinomique d’un Hollywood doré et disparu ; que ce soit dans une mise en scène d’une fidélité servile et amoureuse à des codes surannés comme dans le personnage de Wood lui même obligé de devenir l’acteur de sa vie ; que ce soit dans l’ironie suprême de la célébrité qui est devenue celle d’Edward D. Wood Jr, comme celle que semble redouter et, en même temps, attendre Tim Burton ; à tous ces moments, le cinéma habite Ed Wood, comme il peut habiter Boulevard du crépuscule, Millenium Actress ou Center Stage.
Comme dans tous ces films, lorsque le cinéma se souvient qu’il n’est finalement que colifichets et effets de legerdemain ; lorsqu’il se rappelle qu’il n’est réellement que l’art de l’éphémère, le cinéma touche à une humilité sublime, et à l’essence même de son être. Une mélancolie profonde imprègne Ed Wood, et le Tim Burton qui dirige ce film survivra dans une forme baroque et autodestructrice, dans son film suivant Mars Attacks. Puis viendront le temps des plus policés Sleepy Hollow, Noces funèbres et autres Planète des singes, dans lesquels l’âme du réalisateur aura définitivement disparu. Un Wood fictionnel jouant à ne pas savoir ce qu’il dit lorsqu’il estime que Plan 9 sera son legs à la postérité, n’est-ce pas finalement un Burton conscient de sa compromission avec tout ce qu’il rejetait jusque-là dans ses films à venir ?
Wood, le véritable cinéaste, possède dans Ed Wood probablement le plus magnifique hommage que le monde du cinéma ait pu lui adresser. Burton, quant à lui, tente tant bien que mal de revenir à son moi premier, avec un Charlie et la chocolaterie et un Sweeney Todd au baroque décadent et assez désordonné. Revoir Ed Wood aujourd’hui permet de se souvenir de la finesse et du talent d’un Burton encore, et plus que jamais, indépendant. Boudé par le public à sa sortie, le film reste malgré tout le film probablement le plus personnel et le plus réussi de son auteur.