En choisissant Faust pour figure centrale du dernier volet de sa tétralogie sur le pouvoir, Aleksandr Sokourov quitte l’histoire pour le mythe : le symbolisme des titres précédents, laisse place au seul nom du personnage, tant celui-ci représente le paroxysme de l’homme insatisfait, à la poursuite de l’essence de l’existence. L’œuvre de Goethe fournit au réalisateur russe l’occasion de confronter directement les éléments qui se croisaient dans les autres longs-métrages : corps et âme, dépravation et innocence se côtoient jusqu’à se confondre.
On a connu des films plus bavards que ceux d’Aleksandr Sokourov : toute d’ordres et de sentences, sa tétralogie a fait du verbe le vecteur de l’autorité, peu à peu contredit par les corps maladifs, défaillants, d’Hitler, Lénine ou Hirohito. Dans le cabinet de Faust (Johannes Zeiler), si le corps est rigoureusement observé, c’est bien l’âme que l’on recherche, dernier obstacle qui sépare le physiologiste de la connaissance suprême. Le corps est méprisable parce qu’il est ausculté, retourné, parce qu’il empeste et reste à hauteur d’animal, faisant se côtoyer porcs et macchabées, tandis que femme enfante… un œuf. L’ouverture de Faust s’affranchit de cette pesanteur terrestre, avec un vertigineux travelling aérien, pour mieux y opposer la longue déambulation du scientifique avec le démon. Mais pas besoin du Malin pour être tourmenté : le Faust de Sokourov hésite, y compris en voix-off, entre l’âme et le corps, le conduisant à un rapport au réel distancié, atténué, à la limite de l’insensibilité. En témoignent une image carrée et un travail chromatique effectué en postproduction, qui confèrent à la photographie de Bruno Delbonnel l’atténuation des couleurs et des contrastes qui évoquent les modèles et les paysages chez Rembrandt ou Watteau.
Le spectateur sera d’ailleurs décontenancé : académisme du film en costumes ou transgressions expérimentales ? Faust oscille entre les deux, comme si la réalisation de Sokourov tentait de répondre à une Gretchenfrage, un de ces termes germaniques intraduisibles en français (« question gênante », « question existentielle »…), forgé d’après la Margarete de Faust (Gretchen en allemand), jeune ingénue qui met le scientifique face à la contradiction de toute sa vie : détruire les derniers retranchements du divin pour espérer en faire partie. Quand Faust veut traduire la première phrase de la Bible « Au commencement était l’action », il se heurte à sa dernière résistance. Si tout lui démontre la prédominance de l’action, qu’elle soit (al)chimique ou physiologique, désir ou besoin de se nourrir, il est retenu par sa conviction en l’existence d’une force supérieure. « L’âme, pour quoi faire, on peut très bien s’en passer » : même lorsqu’il tente de faire foi d’athéisme devant Méphistophélès (Anton Adassinski), Faust admet l’existence d’un souffle divin.
Est-ce à dire qu’Aleksandr Sokourov, imitant son personnage, ne choisit jamais ? Ce serait méconnaître le grand formaliste, qui accorde au sous-texte politique de ses films autant d’attention qu’à ses décors. Comme l’écrivait Fredric Jameson à propos du Jour de l’éclipse, le Faust de Sokourov est plus une traduction qu’une adaptation de l’œuvre de Goethe : principale conséquence, les manifestations divines se muent en bizarreries scientifiques qu’il s’agit d’ausculter ou d’expliquer. À ce titre, Méphistophélès, eunuque exposé dans l’atmosphère mi-infernale, mi-paradisiaque d’une laverie transformée en bains publics, suscite chez Faust plus d’intérêt que d’effroi par son étrangeté, tout comme le vin qui jaillit de la roche est pour lui un phénomène quelconque. Pourtant présenté comme un Arlequin bon vivant, l’apprenti de Faust, Wagner, dépassera d’ailleurs le maître dans sa quête d’une connaissance illimitée en générant une forme de vie in vitro, un objectif que science et fiction n’ont jamais perdue de vue, et que Sokourov injecte dans le mythe germanique par des coups d’œil à la science-fiction, genre qui a toujours célébré l’intelligence humaine en même temps qu’il en dénonçait la prétention. Margarete (Isolda Dychauk), qui irradie, elle, l’ingéniosité et l’innocence, est la belle sacrifiée du film de Sokourov. Faust en tire quelque énergie vitale qui le sortira de son idéologie (le symbolisme, justement pesant, des armures qu’il s’agit d’effeuiller) : le prix à payer, pour Faust, ne sera pas tant de délaisser son âme que ses convictions autoritaires.
Aussi éloigné du pensum réflexif que d’une grandiloquence numérique, l’aspect métaphysique du Faust de Sokourov se déploie plus volontiers dans la déformation de l’image, étirée, malmenée aux moments où la présence du divin – ou du démoniaque – est avérée. Le démon n’est d’ailleurs pas tant présenté comme un danger que comme un fidèle compagnon, et la défaite de Faust, le moment où il signe de son sang, ne survient que tard dans le film : tout le reste du temps, il a eu le choix de la puissance, de la force, et de l’action pour conquérir Margaret, tâche pour laquelle le démon ne ménage pas ses efforts. Une splendide scène de badinage en forêt mêle ainsi les deux créatures, Faust et Margarete d’un côté, le démon et la mère de la jeune fille de l’autre, dans une séquence où trajectoires et dialogues se télescopent. Le temps d’un stratagème pendable assumé par le physiologiste (se glisser dans le confessionnal pour y entendre les secrets de sa bien-aimée), un réalisme magique inquiétant émerge à nouveau, sans que son origine ne semble être un Méphisto pathétique (ses ailes l’empêchent de marcher). Si Faust parvient à faire taire la voix du démon, pas sûr pour autant qu’il ait appris à maîtriser le verbe.