Joann Sfar n’a pas voulu faire de biographie filmée, il a voulu faire un conte… Vous allez rire, mais il est étrange de constater à quel point il est facile pour Gainsbourg, vie héroïque de tomber dans les clichés et les stupidités du biopic. Tout commence par ce titre, tel un glas retentissant. L’intérêt de Sfar porte moins sur les possibilités d’un tel personnage (encore moins d’une personne), mais bien sur la construction d’un ersatz de héros qui pourrait remplir les poches d’Universal. Son Gainsbourg n’a rien d’héroïque, il est tout droit sorti d’un croisement entre presse à scandale et molle esthétique.
Piaf est passée par là, Coluche est passé par là. Le cinéma français n’en finit plus de rendre hommage à tout et n’importe qui, abaissant parfois les grands hommes et femmes au rang de sujet de grosses productions. Dans la famille des «personnalités françaises provocatrices qui pourraient engranger quelques entrées», nous demandons le petit dernier : pauvre Gainsbourg, qui est cantonné ici au rôle du provocateur que la télévision, avec son consentement certes, a bien voulu créer. Pauvre temps qui ne retient de ses créateurs de talent que les frasques médiatiques et les amourettes déversées dans quelques feuilles de chou bien amères. Sfar prend Gainsbourg tout d’abord comme un être de papier : c’est donc consciencieusement, chronologiquement, qu’il construit sa narration. L’enfance, Montmartre, Gréco, Gall, Bardot, Birkin, Bambou… Gainsbourg, vie héroïque est un best of : les femmes, Chopin, l’alcool, la clope, le film est une sorte de listing des amours controversées du chanteur. Quand il devient être de chair, il n’est qu’un prétexte à la reconstitution de scènes de drague entre les grandes stars qui ont traversé la vie de Gainsbourg, et ce dernier. Car voilà le problème de ce genre de films : il ne s’agit ni de plonger une caméra dans les affres de la création, ni même de restituer une forme de vérité personnelle, contextuelle. Il faut bien vivre, il faut bien vendre. Tel un mannequin de publicité pour savon, Gainsbourg est enfermé dans un scénario qui restitue, qui mime les coups d’éclats. Quand le cinéma tente de faire le même métier que les « journalistes » des Enfants de la télé, il privilégie évidemment la synthèse à l’égarement, le mimétique au mystère.
Pourtant, Sfar se targue d’un peu de créativité, d’esthétisme : le dessinateur du Chat du rabbin appose son paraphe, et inclut la bande dessinée à son film, sous la forme d’un Gainsbarre. Mais à quoi sert d’ajouter ce démon à l’écran quand le film entier n’est consacré qu’aux écarts du personnage ? À quoi sert de truffer un film de chichis lorsque l’on ne filme que l’anecdotique connu de tous ? À montrer que l’on se trouve bien dans un conte et non dans une pâle biographie sans originalité ? C’est raté. Tout est raté. Voir Gainsbourg, imaginer Gainsbourg, ne devrait pas provoquer la désagréable sensation de réviser une biographie bien appliquée, de lire une notice Wikipédia sans âme, sans caractère, sans désir vis-à-vis du sujet que l’on traite. Puisque l’on est dans le mimétisme, dans la caricature, il est logique de retrouver des acteurs qui singent leurs rôles, de façon parfois ridicule : on vantera sans doute les qualités extraordinaires d’un Éric Elmosnino bien entraîné comme on a vanté la superbe composition maquillée de Marion Cotillard pour La Môme ; on s’épanchera probablement sur le rôle crépusculaire de Lucy Gordon (Birkin dans le « film ») qui s’est suicidée peu après le tournage ; on rira sans doute devant la stupidité cinématographique de Sara Forestier en France Gall. Mais que dire d’un cinéma qui a tant abandonné l’idée d’écrire qu’il en vient à singer ses sujets. On ne voit pas Gainsbourg, on voit un pantin imitant un autre pantin, désarticulé par une absence totale de direction. On ne se demande plus comment l’on pourrait interpréter Gréco, Bardot ou Bambou, mais qui va les interpréter. Film sur une star, puisque qu’il n’est que cela, Gainsbourg, vie héroïque se veut aussi un films de stars. Il faut vendre, donc.
Suite de clichés dans tous les sens du terme, le «conte» de Sfar évite absolument et soigneusement toute discussion artistique : Gainsbourg se trouve moche, il veut être peintre et déteste la musique parce que son papa est prof de piano (ironique et drôle non ?) ; Lucien a pourtant eu dans son lit les plus belles femmes de la France gaulliste. Beau sujet de film! Malgré les jeux de miroir et de lumière, on reste dans le noir, dans le facile d’une émotion de gros plans insistants, d’une chanson annoncée à grands renforts de clins d’œil (Bardot : «Écris-moi la plus belle chanson d’amûûûûr» − retentissent alors les premières notes de Je t’aime moi non plus). Tant d’efforts dans le traumatique, d’ingéniosité dans la reconstitution d’un Paris noirci par les uniformes puis égayé par l’alcoolisme de Boris Vian -on croirait pourtant qu’Amélie Poulain va débarquer à chaque instant-, tant de didactisme martelé pour en arriver… où cela ? Mais au résultat précis que l’on attendait : un produit totalement consensuel qui se pique de controverse, qui attisera la curiosité et fera revendre d’anciens disques (tiens, tiens, le label des compilations est justement Universal, producteur du film). Sans surprise, sans regard, Gainsbourg, vie héroïque est parsemé de tics. Après la chronique d’un alcoolique amateur de Gitanes et de belles hanches, après deux heures d’illustration simpliste, on en oublierait presque que Gainsbourg est probablement l’un des compositeurs les plus novateurs du XXe siècle. Mais non, nous avons tout vu, tout entendu, sauf du Gainsbourg. Ce cinéma-là donne l’irrépressible envie de fermer les yeux, et de se replonger dans une discothèque qui aura au moins le mérite de restituer la petite musique tant attendue.