« Inspiré du livre Le Prophète de Khalil Gibran » : il y a des moments où l’inspiration a bon dos. Les mots de poésie mystique, mi-béats mi-lucides, de l’écrivain libano-américain ne font ici que de la figuration dans un projet qui prétend donner un bel écrin à leur humanisme universel. Las, confondant universel avec consensuel et consensuel avec niais, le résultat est une caricature de son objet. Il y avait pourtant là une idée prometteuse : confier des illustrations de quelques poèmes du livre à des talents divers du cinéma d’animation, certains connus (Bill Plympton, Joann Sfar…), d’autres plus discrets (Nina Paley, Tomm Moore, Mohammed Harib…). Problème : ces interventions artistiques, de qualités diverses mais toutes inspirées et intéressantes, se voient réduites à l’état d’intermèdes, de clips (certains sont d’ailleurs explicitement conçus comme des clips musicaux), dans une narration qui, c’est le moins qu’on puisse dire, n’atteint en rien leur degré d’inspiration.
Mauvais génie
Car il y avait aussi une très mauvaise idée, qu’un esprit de conformisme a soufflée à la dame patronnesse du projet Salma Hayek. Effrayée par le manque de narration dans le livre de Gibran, la comédienne et productrice a suggéré d’en extraire la fine et abstraite trame qui sert de prétexte aux poèmes (un sage s’apprêtant à prendre la mer s’adresse une dernière fois au peuple qui l’adule) pour en faire un vrai scénario de film. Tâche confiée à un réalisateur et scénariste à l’approche beaucoup plus industrielle que les autres impliqués : Roger Allers, ancien de Disney connu essentiellement pour avoir cosigné Le Roi Lion. On ne cherche guère plus loin d’où vient le goût écœurant de la catastrophe qui en résulte, vautrée dans un imaginaire décati qu’on croirait inspiré du pire qu’a produit la firme aux grandes oreilles dans les années 1990. Dans un Orient au pittoresque tout droit sorti des moments les plus embarrassants d’Aladin (où il semble que les principales préoccupations des habitants soient le commerce et le vol), le film déploie les gags les plus balourds disponibles sur l’impertinence et les sous-entendus sexuels (bonjour au classique du liquide bouillant renversé sur l’entrejambe !), un burlesque conçu comme une série d’humiliations sur des personnages-défouloirs, le tout aggravé par une grossièreté crasse de la réalisation dès que celle-ci tente de figurer les sentiments, le désir ou l’imagination.
Le programme s’avère d’autant plus pénible que ce Prophète-là se pique d’aborder des thèmes aussi sérieux que la résistance à l’oppression politique : le sage, adulé par le peuple, est aussi craint par le pouvoir en place qui n’apprécie guère ses prêches. Ce choix scénaristique d’une audace toute relative apparaît à l’arrivée comme une solution de facilité, conduisant à la plus fondamentale trahison de l’esprit de l’œuvre adaptée : le mystique originel imaginé par Gibran, dont la pensée transcende les religions, se voit orienté vers une figure christique bien explicite, de fait accessible avant tout à un certain public cible — vraisemblablement le même visé par les clichés sur l’Orient. Douteuse conception de l’universalité.
Miettes
La version française, celle que nous avons dû endurer en projection de presse, n’arrange rien, substituant notamment à la voix prêtée au sage par Liam Neeson celle plus juvénile du chanteur Mika, laquelle a le don de transformer la prégnance des mots de Gibran en niaiserie confondante. Dès lors, le spectateur ne peut plus se raccrocher, en prenant son mal en patience, qu’à l’apparition de chacun des courts segments (des miettes, plutôt) des réalisateurs guest stars : pépites d’abstraction graphique stimulante au milieu d’un flot de ligne claire des plus pesantes ; collectif d’inspirations pour certains familières, pour d’autres plus neuves, disséminant des éclats d’imaginaires possibles au sein d’un spectacle formaté. Éclats éphémères, hélas, résistant comme ils peuvent à l’extinction dans la nullité du package.