« Le document, la base, c’est ma propre vie » déclare Nicolas Maury dans le dossier de presse de Garçon chiffon. Cette façon de s’exposer, de se mettre au centre d’un premier film désigné comme autofiction fait peur, très peur même au regard de ce que le cinéma français nous a offert depuis une vingtaine d’années. Des autofictions, on en a vu beaucoup : le genre – littéraire par nature – a souvent engendré le pire (les films de Maïwenn, Guillaume Gallienne, Valéria Bruni-Tedeschi, entre autres), rarement le meilleur (Abus de faiblesse de Breillat). Comme pour se compliquer la tâche, Nicolas Maury a confronté son narcissisme d’auteur aux exigences de la comédie, genre particulièrement difficile, où les défauts d’écriture ne pardonnent pas. Dernière difficulté, enfin : son film court plusieurs lièvres à la fois, traversant en moins de deux heures plusieurs formes comiques, de la satire du milieu du cinéma à la comédie romantique, s’offrant même pour conclure une scène à la Jacques Demy. Lourd programme de cinéma donc, sous le poids duquel Garçon chiffon ne ploie cependant jamais, mais qu’il affronte au contraire fièrement, crânement, intrépidement.
La bonne idée du film – tellement bonne, peut-être, que Maury ne se donne pas la peine de la pousser au bout de sa logique comique – consiste à faire de son personnage central, Jérémie (désigné comme l’alter ego fictif de l’auteur) un jaloux maladif. Garçon chiffon commence ainsi comme une comédie du tourment amoureux, registre dans lequel Maury excelle en tant qu’acteur. Il faut le voir inspecter le linge de son amant (Arnaud Valois) ou traquer dans le langage de celui-ci les signes d’une possible infidélité : c’est du vaudeville rafraîchi, virant tantôt vers l’inquiétant (une scène de ménage assez angoissante), tantôt vers le pathétique (quand le jaloux comprend qu’il est allé trop loin dans le soupçon). On sent dès le début du film un élan d’écriture assez peu commun dans la comédie française, un certain panache même : qui ose écrire encore des comédies de caractère ?
Retour aux sources
Après ce prologue vaudevillesque à Paris, le film change brutalement de décor et de projet comique pour partir à la recherche du mal-être originel de son personnage. On entre alors dans une chronique dépressive à la Hong-Sang-Soo (l’affiche d’Haewon et les hommes, accrochée dans la chambre de Jérémie, signale la filiation avec le Coréen), avec ce qu’il faut de pittoresque provincial pour signaler le « retour aux sources » de Jérémie dans son Limousin natal. Dans ce territoire à la fois intime (le Limousin revêt pour Maury une dimension autobiographique) et exotique (la ruralité y est dépeinte comme étrange), la comédie court le risque de l’éparpillement, perd la belle unité du début mais révèle aussi le véritable enjeu du film : élaborer un autoportrait dépressif puisant sa force des fêlures de l’enfance. La réussite globale de l’ensemble tient surtout au rôle de Nathalie Baye : elle incarne une mère qui couve son fils, l’appelle encore « chiffon », prolongeant indéfiniment, par son amour, le temps de l’enfance. C’est l’exploration de ce temps – sensible, douloureux – qui donne tout son relief au chapitre limousin : un flash-back arrive sans crier gare pour éclairer le surnom de « chiffon » accolé au « garçon » dont parle le film. Ce chiffon, c’est la loque cachée sous l’adulte en crise, figure pathétique qui s’incarne dans un souvenir de Jérémie chantant dans sa chambre Marilyn et John de Vanessa Paradis. Scène assez bouleversante, moment d’enfance pur ramené par le cinéma au vif de la blessure narcissique qu’il représente : l’enfant est la risée de ses cousins qui le surprennent en train de chanter et voient en lui une « femmelette ». Moment fatidique du chiffonnement, de l’humiliation à travers lequel le garçon s’est découvert, souvenir qui rampe dans l’ensemble du film et lui donne toute son ampleur autobiographique.
Dès qu’il s’éloigne de cette veine, Garçon chiffon perd en intensité. La satire du monde du cinéma offre des scènes certes copieuses (une crise d’hystérie sur la préparation d’un film, une rencontre professionnelle entre Jérémie et un metteur en scène incarné par Jean-Marc Barr) mais ces moments donnent l’impression d’exister à la périphérie du film, d’avoir été écrits presque contre son narcissisme fondateur, selon une conception de la comédie extérieure à l’entité Maury/Jérémie, laquelle ne peut qu’occuper le devant de la scène. On le connaît, le Maury acteur, on a découvert son excentricité chez Garrel (dans Les Amants réguliers, il y a quinze ans), on l’a vu jouer les soubrettes décadentes chez Yann Gonzalez (dans Les Rencontres d’après minuit), mais jamais on ne l’a vu être aussi pleinement lui-même. En partant du principe que son film a été fait pour apprendre à s’aimer, plus précisément pour se justifier en tant qu’adulte auprès de l’enfant qui chantait Marilyn et John, il paraît logique que la toute dernière scène franchisse sans complexe le seuil de la comédie musicale. Il fallait l’oser, cette scène, mais tout le film la prépare, travaille à la faire venir, tout le film, loin de l’ego trip tant redouté, n’a fait que tendre la main vers nous pour nous amener à ce moment où, enfin sortie de l’enfance et de la mélancolie, une voix se remet à chanter.