Un avertissement préalable n’est pas superflu sur le choc qui pourrait subvenir au dernier plan de Haewon et les hommes. Agrémenté d’un ultime commentaire off, le petit coup de théâtre final pourrait de prime abord apparaître comme un tour de passe-passe déplaisant, malgré tous nos préjugés favorables au cinéaste Hong Sang-soo. Passé le choc initial, cependant, un coup d’œil d’ensemble permettra de constater qu’il n’en est rien, qu’il n’y a aucune esbroufe là-dedans. Il apparaît que la soudaineté de cette conclusion, par ailleurs dans la continuité de certains tournants du récit, permet de marquer la brutalité de l’écart entre ce qui est vécu durant tout le film par Haewon, le personnage principal, et ce qu’il en reste à la fin, ce qu’il faut en retenir – une façon d’épurer la confusion avec laquelle la jeune femme n’aura cessé de se débattre.
Ayant vu sa mère s’éloigner d’elle pour partir à l’étranger, Haewon se retrouve seule à faire le point sur ses désirs, notamment sur sa liaison clandestine, incertaine voire pas franchement prometteuse avec un de ses professeurs. Plus qu’une chronique de ses hésitations amoureuses (ce qu’induit le paresseux titre français, alors que l’original peut se traduire par « Haewon la fille de personne »), Haewon et les hommes se révèle le portrait d’une femme à la fois singulière et familière, dans ses atermoiements, les vagabondages de son esprit, son impuissance à se détacher de certaines situations d’échec. C’est un portrait terriblement humain qui, s’il a surtout le visage de Haewon, révèle aussi en écho celui des individus qui gravitent autour d’elle (professeur-amant, condisciples, rencontres de hasard), et non sans une certaine amertume. Dans Haewon et les hommes, on rêve souvent sa vie ; on rit si fort que cela en paraît faux et nerveux ; on se laisse aller à des gestes enfantins (comme trottiner autour d’une statue) comme pour se raccrocher à une innocence perdue depuis longtemps; l’alcool délie les langues et les esprits, mais empoisonne les humeurs, tandis que la cigarette est vécue comme un poids, le signe d’une fatalité ; et la gêne des uns et des autres aboutit à une violence verbale de moins en moins voilée.
Un ressaisissement
Toujours hanté, semble-t-il, par la nécessité de ne pas se répéter tout en restant fidèle à soi-même, Hong Sang-soo s’aventure avec Haewon et les hommes dans des eaux plus inquiètes qu’à l’accoutumée. Quel autre de ses films s’est à ce point rapproché du mélo, avec ses sentiments à fleur de peau ? Lequel a exprimé aussi vivement l’amertume et le pessimisme ? C’est comme si le monde tel qu’il le représente de film en film était arrivé au bord de la crise de nerfs, comme si un voile de subtilité reposant sur cette représentation avait fini par se fissurer, laissant poindre comme une plaie ouverte la violence qu’elle laissait deviner. D’ailleurs, cela faisait un moment qu’un film de Hong Sang-soo donnait aussi peu envie de parler du cinéaste, des signes de reconnaissance de ses films (le professeur cinéaste, l’effet révélateur de l’alcool, les zooms, la fragmentation du récit… détails passant ici nettement au second plan), de son rythme de production, de la qualité et de l’évolution de son cinéma etc., et autant de l’humanité tourmentée qu’il observe. Cependant, c’est bien cette acuité qui est la sienne, toujours en éveil, sa façon d’observer ses contemporains à leur hauteur et à leurs cotés, sans complaisance mais sans mépris, qui permettent à ce film d’être à la fois serein dans son regard (jusque dans cette conclusion épuratrice) et sincèrement déchirant dans ce dont il se fait l’écho.
C’est ce caractère-là qui (nous ne nous lasserons jamais de le répéter) peuvent rendre un cinéaste tout à fait précieux, où qu’il s’aventure d’un film à l’autre. Quant à la mise en retrait des repères les plus évidents de son cinéma, il est même permis de la voir comme un bon signe, d’en être soulagé. On avait laissé Hong Sang-soo dans une position fragile avec son film précédent, In Another Country, où on le sentait tenté par une posture de marionnettiste un peu distant, moins préoccupé par sa proximité avec ses personnages que par l’objectif de trousser un récit qui lui appartienne, pas loin du méta-récit. Haewon et les hommes semble par moments rebondir sur les tentatives d’In Another Country : la courte apparition d’une star étrangère (Jane Birkin : cinq minutes avant d’être reléguée sans transition) fait écho à la présence précédente d’Isabelle Huppert ; l’idée du rêve, auparavant simple transition d’un sous-récit à l’autre, fait ici partie intégrante du portrait de Haewon… Quoi qu’il en soit, il traduit une forme de ressaisissement d’un cinéaste qui, s’il n’incite plus à le suivre les yeux fermés, continuera, on le sait, à revenir à l’essentiel : plus proche du monde auquel il nous invite à nous confronter, plus loin de la complaisance dans un statut d’auteur piégé.