Pourquoi un cinéaste ayant vécu les événements de 68 de l’intérieur décide-t-il aujourd’hui de faire justement un film sur 68 ? Peut-être parce que Garrel a dorénavant un certain recul, un regard rétrospectif indispensable à l’élaboration d’un tel récit. Garrel n’a pas été un observateur des événements de 68, mais bien un acteur acharné, à part entière de cette révolution avortée. Garrel a vingt ans en 68. Il croit à la révolution, mais celle-ci échoue. Cet échec va changer sa vie et son œuvre. 68 devient pour lui l’année 0, l’année du cataclysme.
Tous ses films sont depuis hantés par cet échec qui est comme un traumatisme originel. Les films réalisés après cette période ne sont pas ceux d’un artiste lucide, analysant avec réalisme ce qui vient de se passer et ce qui se passe dorénavant, mais bien des films hallucinés, repoussant le cinéma à des extrêmes jamais atteints, déstructurant le récit classique afin de laisser place avec le plus de puissance possible au délire désespéré qui était le sien. Dans ce domaine, La Cicatrice intérieure, ressorti en salles cette année, reste emblématique. Un bref résumé permet peut-être d’envisager dans quel état d’esprit se trouve le cinéaste à cette époque : dans un décor de glace et de feu, des personnages errent. Ils ont, d’une certaine manière, quitté le monde. L’Homme, totalement impuissant, ne peut rien envisager, sombre dans un mutisme dont rien ne semble pouvoir le faire sortir. L’Humanité étant condamnée, il appartient à la femme et à l’enfant d’ériger un monde nouveau. La société étant invivable, Garrel s’approprie le désert de sable et de glace, c’est à dire des lieux inhabités.…
À la fin des années 1970, Garrel revient à une forme de récit plus traditionnelle, s’oriente vers un cinéma plus classique, autour de fictions plus ou moins complexes et élaborées, tout en laissant la place à une mise en scène qui n’a rien perdu de sa pureté et dont le temps et la contemplation restent les principales caractéristiques. Avec Les Amants réguliers, Garrel réalise son film le plus construit, son film le plus balzacien, échelonnant son histoire sur deux années, s’intéressant à plusieurs personnages gravitant autour d’un lieu central.
Garrel réussit à mettre en scène un scénario classique, complexe, dense, tout en laissant une large part à la contemplation, profitant des temps morts pour réaliser des plans de peintre qui semblent échapper au récit. Garrel réussit à trouver l’équilibre parfait entre contemplation et récit, entre un pur cinéma et un cinéma littéraire, entre Lumière et Balzac. Là où d’autres illustrent un scénario vide en gonflant des actions insignifiantes par des effets grossiers, spectaculaires, Garrel, quant à lui, ne souligne rien, laisse le spectateur aller lui-même à la découverte des personnages, de leur complexité. Refusant tout naturalisme, c’est au spectateur de regarder, d’être attentif à la moindre petite chose qui, bien qu’insignifiante, aura pourtant une importance dans le récit, sera comme un détail contribuant à l’équilibre et à la construction de l’histoire.
Garrel confirme une fois de plus qu’il est un grand maître du noir et blanc, qu’il filme comme personne les corps et les visages. Rares sont les cinéastes dont l’image soit si pure, si simple, réussissant à nous faire sentir le grain de la peau, dont chaque battement de cils est comme une révélation. Sa caméra n’écrase pas les personnages, elle se retire, considérant que les prouesses dont elle est capable sont moins belles et importantes que la simple mise en valeur du sujet.
Les gros plans des visages sont pour beaucoup de cinéastes un moyen de souligner un dialogue ou un moment important, crucial dans le récit qui nous est conté. Chez Garrel, filmer un visage en gros plan, c’est l’extraire en partie du contexte, du récit, et réaliser ainsi un portrait, au sens pictural du terme. Le gros plan d’un visage d’une actrice est avant tout le gros plan d’un visage d’une femme. C’est autant la mise en avant des émotions du personnage à un moment donné de l’histoire que l’intérêt que porte le réalisateur aux particularités d’un visage.
Garrel n’appuie aucun dialogue, les considérant comme aussi importants que les sons environnants. Car la durée des plans, l’épure extrême de la mise en scène révèle alors une composante du cinéma rarement prise en compte : le son. Il ne s’agit pas de musique, mais bien de simples sons du quotidien qui, grâce à la longueur des plans, deviennent une composante à part entière de ceux-ci. Durant la séquence des émeutes, il est étonnant de voir que certains plans fixes, très longs, sont remplis d’une matière sonore tels que les bruits de pas, les explosions, les voix, les cris et autres sons divers. Ces sons hors champ sont la matière même du plan que nous voyons. Ce que nous voyons, c’est le son.
Et l’histoire !, me direz-vous. Elle est tellement riche, amenant à tant de prolongements, de développements, que je rechigne à ne m’y lancer qu’à moitié, tant il est vrai qu’un chef-d’œuvre comme celui-ci appelle une analyse longue, détaillée, didactique, et qu’une seconde vision ne serait pas de trop pour rendre justice à une telle œuvre.
Le film est le récit d’une histoire d’amour, celle de François et Lilie, et de la vie de jeunes révolutionnaires après 68. Comment vivre après un tel échec ? Comment supporter moralement un tel revers ? Comment vivre hors d’un monde, sans rentrer dans le monde ? Après les émeutes, montrées dans une longue séquence fellinienne, il apparaît pour certains inacceptable de rentrer dans le rang, d’accepter la défaite et de se résigner à vivre la vie de tout un chacun. Il s’agit de ne pas abandonner son idéal de liberté en faisant comme tout le monde, c’est-à-dire en cherchant un travail. Ces quelques irréductibles, ou prétendus tels, vont vivre alors au crochet d’un de leurs amis, un jeune homme dont l’héritage paternel lui permet d’être oisif, d’accueillir et d’entretenir quelques squatteurs unis par le rejet commun de la société. Cette maison est comme une poche de résistance, une petite bulle régie par un ordre interne qui n’a que faire des valeurs du monde extérieur. Dans cette bulle, on fume de l’opium, allongé, du matin au soir. La caméra parcourt cet espace de corps allongés, scrute les ombres et les visages modelés par les flammes fuyantes d’une allumette ou d’une bougie semblant les caresser, les bercer avec douceur, mélancolie et désespoir. Dans cette bulle hors du monde, on crée des œuvres d’Art, de la peinture, de la poésie. Mais on se refuse à vendre ces œuvres et à vivre de ce commerce. L’Art est l’expression du moi dans toute sa pureté, un moi non perverti par le monde extérieur. Dans une scène, le maître des lieux, sachant que son ami peintre a besoin d’argent, veut lui acheter une toile. Mais son raisonnement est le suivant : je t’achète cette toile car ce n’est pas un chef-d’œuvre et parce que tu as besoin d’argent. Si ce tableau était un chef-d’œuvre je refuserais de l’acheter mais voudrais que tu me le donnes. Seules les œuvres médiocres sont destinées à la vente. Les autres sont au-dessus des biens marchands.
François, le personnage principal du film, est un garçon pur, naïf. C’est cette pureté presque enfantine qu’il tient avant toute chose à conserver. C’est cette pureté enfantine qui touche sa compagne. Le film de Bertolucci sur 68 s’appelait Les Innocents. François est, à sa façon, un innocent. L’innocence, c’est la bonté à l’état pur, une bonté allant de soi, naturelle. Dans une optique, pourrait-on dire, rousseauiste, l’Homme est naturellement un être de bonté, aspirant à faire le bien ; à l’origine de l’Homme était l’innocence. Mais la société ne fait que le corrompre… 68 aura été une tentative pour retrouver cet état premier. Après cet échec, l’être innocent lâché dans le monde tel qu’il est ne peut qu’être amené à périr. Il y a dans les discours de ces jeunes un mélange de lucidité et d’idéalisme. En formant un groupe uni, il prolonge un état de camaraderie adolescente d’autant plus bouleversant que l’on sent qu’il est voué à l’éclatement pur et simple.
Alors comment subsister ? Contrairement à François, Lilie a un travail. Mais la grande différence, celle qui semble diviser le monde en deux, est la suivante : elle aime ce travail. Elle est assistante dans une fonderie pour le compte d’un sculpteur. Mais cette relation, bien qu’affectueuse, avec le monde du travail, est une relation qui ouvre vers un ailleurs. De son côté, François ne fait rien de ses journées, écrit des poèmes pour lui sans sembler avoir de projets à long terme. Quand Lilie se voit proposer de poser pour ce sculpteur, elle a bien conscience que l’argent qu’elle touchera leur permettra de quitter cette maison et de vivre dans leur propre appartement. Elle fait des projets, ne se contente pas de la situation actuelle et aspire à un certain confort. Plus tard, elle accepte de suivre le sculpteur qui l’invite à l’accompagner à New York, et met ainsi fin à son histoire avec François. Cet amour pur en marge du monde ne peut donc pas vivre de sa substance. Malgré cet amour, Lilie éprouve le besoin de faire quelque chose de sa vie, de partir là où quelque chose l’attend peut-être, là où quelque chose semble encore possible. Car la situation présente, celle de la France, des marginaux, est vouée à la perte. Après l’intrusion sans conséquences d’un commissaire dans cette maison, le maître des lieux commence à s’inquiéter et, peut-être par paranoïa, décide de partir, de quitter la France et de se rendre au Maroc. Cette décision sonne la fin de cette communauté, contribue à la dispersion de ses membres, est comme l’éclatement d’un écosystème, une planète implosant d’elle-même. Ce monde en marge est fragile et redoute les intrusions. Il est impossible de faire abstraction du monde extérieur pendant trop longtemps. Celui-ci est une menace constante, à l’œil sur ceux qui souhaitent vivre en marge.
La période dont parle Garrel dans ce film est celle d’une transition marquant la fin des idéaux des années 60 et le début d’années de drogues, de suicides, et d’une radicalisation des pensées révolutionnaires menant au terrorisme. Ces années sont des années sinistres, et les grands cinéastes qui ont marqué cette époque, tels que Fassbinder, Eustache et Pasolini, ne sont plus là aujourd’hui. Garrel fait figure de miraculé.