La renommée historique de Masaki Kobayashi présente son œuvre comme empreinte d’une tendance humaniste, à l’instar du cinéma d’Akira Kurosawa. Carlotta Films propose depuis le 16 juillet 2008 une rétrospective au Reflet Médicis sur le cinéma japonais. À cette occasion, la ressortie dans plusieurs salles en France du quatorzième film de Kobayashi, Hara-Kiri (1962, Seppuku en version originale), offre une conjoncture idéale pour (re)découvrir le cinéma philanthrope d’un des plus importants cinéastes japonais que la postérité n’a su conserver. Après le mélodrame La Harpe de Birmanie (1956) de Kon Ichikawa ressorti en salles le 2 juillet 2008 par Carlotta Films, la rétrospective se poursuit avec le plus solennel et plus traditionnel film de Kobayashi.
Trois noms assurent a priori Hara-Kiri d’être un grand film japonais.
— Primo, le réalisateur : Kobayashi. Entrant sur le terrain du cinéma en 1949 comme scénariste pour un film d’horreur de Keisuke Kinoshita, il faut attendre 1952 pour le voir s’adonner à la réalisation. Ces premiers films déjà sont traversés d’humanisme et apposent sur des thèmes comme la guerre ou l’honneur un jugement critique sans être moraliste. La présence de Kobayashi à la réalisation assure également au film d’hériter des arts du spectacle japonais.
— Secundo, l’acteur principal : Tatsuya Nakadai. Habitué des films de Kobayashi, il a en même temps tourné pour les plus grands cinéastes japonais classiques, de Naruse à Gosho en passant par Ichikawa. Il partage avec Toshirô Mifune, un corps robuste et une force de jeu qui repose sur la véhémence et la puissance des gestes. Son interprétation aussi quiète qu’elle peut être frénétique le prédispose à des rôles d’homme soumis aux turpitudes.
— Tertio, le scénariste : Shinobu Hashimoto. Créateur des scénarios de nombreux films de Kurosawa, Hashimoto se plaît dans ses œuvres écrites à exploser le récit selon une forme éclatée de la narration. Rashômon en témoigne aussi bien qu’Hara-Kiri.
La présence de ces grands noms du cinéma japonais au générique du film le rend sensiblement enthousiasmant. Pourtant l’œuvre est bien davantage qu’une simple collaboration de grands artistes, son esthétique ainsi que la forme que dessine le découpage en font un film singulier au vu de la production de son époque.
Nourri, sinon gorgé, de la culture théâtrale nippone, Hara-Kiri prend pour époque la période d’Edo (1603 – 1867) durant laquelle le Japon ferme ses frontières et entre dans deux siècles de paix. En période d’accalmie, les samouraïs se retrouvent inactifs et voient parfois leur clan dissous par le Shogun (chef politique de l’époque d’Edo). Kobayashi emprunte cette période à l’histoire du Japon pour mieux dévoiler l’absurdité des carcans moraux. Au devant de ce décor historique, Hanshiro Tsuguma, devenu rônin (samouraï sans maître), se présente à un clan pour demander l’asile afin de s’y suicider dans l’honneur et la tradition. De ce postulat dramatique, et a priori coutumier de l’époque, se développe une intrigue bien plus large par le biais de nombreux et habiles flash-back. Ce modèle composite de la narration, cher au scénariste Hashimoto, confère au récit sa dynamique et son volume, ce que la mise en scène décline par un régime sagace de champs-contre champs et de travellings discrets.
Parsemé de multiples dialogues, le découpage opte, afin de retranscrire les nombreuses discussions, pour un schéma dual de champs-contre champs. Forme cinématographique galvaudée par son usage, le champ-contre champ adopte dans Hara-Kiri une nouvelle vivacité. Cela puisqu’en découpant le monde en deux, entre les deux interlocuteurs, entre les deux combattants, le cinéaste oppose deux intérêts. Plus que d’être un moyen commode de retranscrire une discussion, le champ-contre champ devient une figuration des conflits. L’importance de cette forme bipolaire s’agrandit à mesure que procède le film. Kobayashi, savant metteur en scène, n’en oublie pas moins d’unir parfois les deux protagonistes pour avérer leur présence dans le même espace. Les scènes de sabre, où s’engagent de vives luttes aussi agiles que des danses de kabuki, nécessitent de faire appel à d’autres moyens d’expression. Le travelling et sa faculté fédératrice s’imposent alors. Permettant de revitaliser la sclérose qui accompagne un usage trop nombreux du champ-contre champ, le travelling selon Kobayashi partage avec le schéma dual un même respect de l’esthétique japonaise. Grands espaces et frontalité, deux notions essentielles aux images japonaises (véhiculés depuis les estampes), sont de mise.
Nô, kabuki, bunraku, le cinéaste et son scénariste brassent ses différentes influences pour offrir aux acteurs une large palette d’interprétation. Le rythme qui conduit les dictions singulières trouve son origine dans le théâtre japonais, notamment dans les chants du nô ou du buto (théâtre contemporain). Les voix monocordes des acteurs contrebalancent le drame profond des situations et récusent une sur-dramatisation en préférant un lyrisme affable de la tragédie. On peut ricaner du décalage de la situation, or c’est là mal connaître le charme entier qui habite le théâtre japonais et par là même Hara-Kiri. Inspiré certes par le théâtre japonais, Kobayashi ne formule pas pour autant son film comme une pièce, il n’en conserve que la métrique.
Outre ces influences culturelles qui le parsèment nécessairement, le film opère une mutation de sa nature à deux reprises. De prime abord film historique, Hara-Kiri affiche d’emblée sa toile de fond, celle d’un Japon en paix autant qu’en crise. L’archaïsme, du moins la sobriété, avec lequel semble s’accorder la forme du film renvoie le spectateur aux simplicités esthétiques de rigueur dans la période d’Edo (en témoignent les estampes du XVIIe). De cette première figure, le film se transforme, après trois bobines, en un mélodrame qui ne cesse de s’aggraver. L’usage parcimonieux de la musique, en plus de l’interprétation des acteurs, évite au film de tomber dans l’écueil du drame larmoyant. C’est un ton d’authenticité qui se dégage paradoxalement. Les codes artistiques en vigueur ne destinent pas le film au naturel, pourtant l’émotion semble ne pas être fabriqué et naît de façon sincère, grâce à une savante immixtion du récit, de la musique et des acteurs. Enfin, c’est un chambara (film de sabre). Les longs dialogues laissent place à des flash-backs mouvementés où ont lieu des combats au sabre impressionnants, notamment celui dans la plaine au gré du vent. L’ultime lutte, désespérée, inscrit profondément les combats de Hara-Kiri parmi les plus audacieux et les plus beaux du cinéma. Du film historique au chambara, Kobayashi visite avec la même constance, la même dynamique intérieure, trois genres chers au cinéma japonais.
Film de duel car fait d’oppositions permanentes, le quatorzième film de Masaki Kobayashi possède une charge esthétique autant qu’humaniste. Le drame qui intervient au cours de l’intrigue destine davantage l’œuvre au rang des tragédies. Cela d’autant plus que la virulence de certaines de ses scènes, notamment celle du hara-kiri, en contradiction avec la placidité des séquences persiste à faire du film un conflit entre la tradition (et sa rigidité) et la modernité (et son adaptabilité).