Takashi Miike, cinéaste souvent capable du pire, semble avoir pris du recul sur son cinéma de l’effet. Son remake de Hara-Kiri, chef‑d’œuvre du grand Masaki Kobayashi, révèle un artiste plus mature, qui arrive à développer avec maîtrise ses thèmes habituels dans le carcan d’un récit plus classique. Une bonne surprise d’un réalisateur que l’on croyait perdu à tout jamais dans les limbes du cinéma provocateur post-ado.
Takashi Miike, réalisateur borderline et infatigable, aime tourner à un rythme inhumain – une moyenne de 3 ou 4 métrages par an. Cette cadence infernale explique en partie la qualité médiocre de l’ensemble de son œuvre, ne comprenant que quelques rares réussites (Ichi the Killer ; Visitor Q). Ses films, parfois pertinents, ressemblent trop souvent à un assemblage brouillon d’effets graphiques grand-guignolesques et de provocations gratuites. Il jouit ainsi d’une aura importante chez les admirateurs du cinéma bis, qui voient dans ses délires cinématographiques une résurgence de l’esprit des genres japonais des années 1960 et 1970 – comprenant leur lot de yakuzas sanglants, d’érotisme SM, de nonnes lesbiennes et de femmes fatales tueuses. Mais, depuis deux ans, Miike semble avoir pris un petit coup de vieux : sa cadence de tournage a nettement ralenti et il se lance désormais dans « le film d’auteur respectable » pour grand festival – Venise en 2010 pour 13 Assassins, qui n’a malheureusement pas été distribué en France et Cannes cette année pour le film qui nous intéresse ici.
En décidant de réaliser un remake de l’immense Hara-Kiri (Sepukku, 1962) de Masaki Kobayashi, l’un des grands cinéastes japonais des années 1950 et 1960, Miike risquait de montrer les limites de son cinéma foutraque. Mais, au contraire, bien encadré par un récit solide, le réalisateur se révèle plutôt convaincant. Ne tombant pas dans le piège de l’hommage dénué de personnalité, il rend très actuel un sujet qui dénonçait à son époque l’évolution de la société japonaise d’après-guerre. Son film reprend la trame scénaristique de l’œuvre première, qui se déroule au début de l’ère Edo : l’histoire de Hanshiro Tsukumo, un rônin (samouraï errant et sans ressources) venant demander à un clan puissant et méprisant la permission de se suicider honorablement dans son enceinte. Cette requête n’est autre qu’un subterfuge d’Hanshiro pour dénoncer l’inhumanité de cette caste de samouraïs, qui a causé bien des torts à sa famille. Le Chambara (films de sabre) de Kobayashi est l’un des premiers du genre à remettre en cause le bel héroïsme des samouraïs, les représentants sanctifiés de la société nippone traditionnelle, qui sont représentés ici comme des personnages profondément lâches et arrogants. Au travers de son récit médiéval, le cinéaste s’attaquait implicitement à l’État japonais des années 1960, qui baignait encore dans une atmosphère profondément réactionnaire. D’autres auteurs de l’époque, comme ceux de la « Nouvelle Vague » japonaise (Ôshima, Shinoda et Yoshida) et le fou furieux Kinji Fukasaku (spécialiste du yakuza sans honneur) en firent de même en explosant les codes des différents genres abordés.
Cette époque fut marquée par une virulence peu présente chez les cinéastes d’aujourd’hui, le contexte étant bien différent : les nouvelles générations n’ont pas connu la guerre, l’humiliation de la défaite de 1945, la pauvreté, les marchés noirs et les fausses promesses d’avènement d’une société progressiste ; ils n’ont connu que l’apparition d’une société de consommation outrancière les amenant à se réfugier, pour la plupart, dans la subculture. Takashi Miike, malgré la qualité assez faible de son œuvre, s’est toujours attaché à représenter un État délabré. Comme Shinya Tsukamoto, son côté punk, parfois très nihiliste, l’amène à dépeindre une réalité japonaise sous-jacente très pessimiste. Le choix de réaliser un remake du film de Kobayashi ne semble alors pas anodin : cette adaptation lui permet de décrire une idéologie réactionnaire qui n’a pas vraiment évolué depuis les années 1960. Le Japon, malgré sa modernité si souvent encensée, demeure recroquevillé sur sa tradition mortifère, socle solide et inamovible, qui a permis un développement matériel inégalé au détriment de l’humain. Si Miike rend hommage au film premier en jouant, comme lui, sur une lente exposition des faits, fondée sur un long flash-back qui prépare un final sanglant, il s’en démarque habilement.
Le réalisateur, fidèle à lui-même, filme la violence plus directement que Kobayashi. Si certaines séquences, très perverses, virent parfois au grotesque, elles soulignent avec force les humiliations que peuvent subir les classes les plus faibles dans un système asservissant. Le cinéaste ose aussi montrer la mort frontalement, comme rarement dans le cinéma nippon actuel, par des plans parfois insoutenables ayant pour unique dessein de dénoncer l’inhumanité du monde décrit. Jusqu’au-boutiste, Miike fait preuve d’une belle mise en scène des bas instincts humains, notamment par un sens du cadre beaucoup plus travaillé que par le passé. Surtout, il insuffle dans son film une inquiétante étrangeté vénéneuse, qui dessine des tableaux lugubres dérangeants, éclairés par une photographie composée de clairs-obscurs intéressants. Ce remake se détache progressivement du Chambara classique pour s’aventurer dans un fantastique social à tendance horrifique, notamment par le biais de protagonistes à l’apparence fantomatique. Alliance pertinente de plusieurs genres, Hara-Kiri s’aventure aussi dans le mélodrame un peu trop appuyé. Notons également que la présence de Ryûichi Sakamoto à la musique constitue une référence affirmée à l’œuvre engagée de Nagisa Ôshima (pour qui le compositeur a œuvré sur Furyo et Tabou), ce qui démontre la volonté de Miike d’établir un lien entre les générations.
On peut cependant reprocher au cinéaste de décrire avec trop de dédain certains personnages : si le rônin – interprété talentueusement par Ebizô Ichikawa, qui a la difficile tâche de succéder à l’immense Tatsuya Nakadai – est filmé avec beaucoup d’égard, les membres de sa famille prennent la forme d’insectes à qui l’on arrache vicieusement les ailes pour provoquer la loi du talion. Miike ne perd malheureusement pas certains tics de mise en scène, qui l’amènent à s’attarder avec trop d’insistance sur la souffrance des sujets filmés. Mais, il s’en sort globalement avec les honneurs et prouve qu’il est capable d’une véritable maîtrise formelle et scénaristique. Il réussit à contenir longtemps toute la violence du récit avant de la faire exploser dans un beau final désespéré. Si certains fans pourront lui reprocher de devenir un cinéaste casual en mal de reconnaissance critique (à la façon d’un David Cronenberg), on pourra, pour notre part, louer sa volonté de calmer un peu le jeu et de réfléchir davantage ses plans. Mieux encadré, son cinéma de la cruauté s’avère réellement pertinent.