Henry a tué sa mère. Il l’a poignardée. Il l’a étranglée. Il l’a abattue de plusieurs coups de revolver. Il ne sait plus vraiment – mais ce dont il est sûr, c’est que c’était une prostituée, qu’elle aimait l’habiller en fille, et le forçait parfois à assister à ses ébats. De ce premier meurtre découle une vie entière, consacrée à équarrir son prochain – enfin, surtout sa prochaine – sans rime ni raison. Henry Lee Lucas, le tueur dont est inspiré le personnage, a avoué plus de 600 meurtres, mais n’a été condamné que pour onze d’entre eux. John McNaughton, dans ce film à la réputation sulfureuse, s’attache à décrire des meurtres parmi ceux qui furent avoués par Lucas, mais dont on sait qu’il ne les a pas commis : une plongée dans une psyché malade, imaginaire terrible au croisement de Norman Bates et de la famille Sawyer.
Henry opère seul, en toute impunité : il ne sera jamais pris, malgré le nombre et la sauvagerie de ses meurtres. De toute façon, John McNaughton, réalisateur et coscénariste avec Richard Fire, insiste surtout sur ce qui précède les meurtres, les montrant rarement, préférant présenter l’affût, l’attente, les prémices que l’acte lui-même. Henry est un prédateur en liberté : nulle police n’est jamais présente à l’écran, excepté lors d’une scène où les forces de l’ordre servent plutôt de macabre ressort comique. Le tueur a une méthode, bien huilée, et qui lui permet d’agir à la marge de la société : pour le réalisateur, il s’agit de conjurer une menace tangible, crédible, omniprésente et banale. Nul – et surtout nulle, donc – n’est en sécurité, d’autant plus que les meurtres sont totalement arbitraires. Henry répond aux Michael Myers, aux Jason Voorhees et consorts : je n’ai ni gimmick, ni goût pour le Grand Guignol, ni arguments – je suis la mort.
À cette pureté terrible, mécanique, vient s’ajouter au cours du film le personnage d’Otis, le comparse bouillant du reptilien Henry. Otis, c’est l’homme des années 1990 à qui, le jour où il lui « apprend » à tuer – un malheureux accident de prostituée –, Henry tend les clés du royaume. Nombriliste, immature et capricieux, Otis est obsédé par la possession de la technologie, ce qui se traduit par l’idée de capturer le monde via l’œil d’une caméra vidéo – la séquence tournée par lui et Henry lors du massacre d’une famille lui servant par la suite de film masturbatoire régulier.
Cet Otis meurtrier est l’enfant d’Henry, le pendant mécanique des tueurs bariolés des années 1970 et 1980, et d’Otis, le laissé-pour-compte des années 1990 : revoir le film en 2013 permet de saisir de façon éprouvante combien il annonce les préoccupations du nouveau millénaire, une caméra portative d’alors valant bien notre téléphone mobile. De Hitchcock à Gerald Kargl, de Carpenter à Rob Zombie, de Bob Clark à Tobe Hooper, les assassins de cinéma ont toujours représenté la face sombre, absolue de la société dont ils sont issus. Otis est un bouffon, un adulte immature et inconséquent à qui Henry donne la possibilité de faire des bêtises impunément. Tout au plus est-il un pervers dérisoire, permettant de mettre en lumière l’absolu du personnage d’Henry, incarnation terrible de l’instinct de meurtre.
Il est intéressant de noter que si, dans son portrait d’Henry Lee Lucas, John McNaughton a choisi de montrer les crimes avoués à tort par l’assassin, et non ceux pour lesquels il a été condamné, il a également atténué certaines atrocités. Ainsi, le personnage d’Otis est-il réel, mais pas celui de sa sœur, Becky. Ce personnage est la transposition de la nièce d’Otis, âgée de 11 ans et amante et future victime de Lucas. Celui-ci était d’ailleurs un pédophile notoire, tandis que son reflet cinématographique est froid et maladivement éloigné de toute considération sexuelle. La créature cinématographique Henry est un des monstres les plus terribles représentés à l’écran, mais le réel surpasse l’image. Comme toujours. Le réalisateur s’autocensure-t-il, ou choisit-il sciemment d’illustrer avec des images au réalisme cru un fantasme sorti d’un esprit terrifiant ? Le doute demeure – qui ne rend le portrait d’Henry que plus terrifiant.