Au début des années 1950, le western ose enfin s’attaquer à la question du génocide indien et de la responsabilité des pionniers dans celui-ci. Delmer Daves, Anthony Mann, Arthur Penn et même John Ford (dans son bouleversant Les Cheyennes) s’attaquent aux fondements du mythe américain et mettent en lumière une culpabilité impossible à exorciser. Martin Ritt, réalisateur éminemment politique, décide d’adapter le roman homonyme d’Elmore Leonard et livre un brûlot sec et impitoyable, d’une force dramatique époustouflante. Le film sera l’un des derniers dans son genre car la décennie suivante et les événements de mai 1968 laisseront cours à une réinterprétation moins rigoureuse des faits historiques pour enfoncer définitivement le clou de la culpabilité.
« Hombre » se traduit tout simplement par « homme » en espagnol. Ce titre énigmatique pose en quelque sorte le cadre et le contexte du parcours atypique d’un homme au croisement de cultures antagonistes, en pleine Amérique balbutiante, puissance en devenir qui n’a pas encore définitivement délimité ses contours géographiques. Nous sommes dans l’Arizona espagnol de 1884 et l’« homme » qui nous intéresse, John Russell, élevé lorsqu’il était enfant par les Apaches au point d’en adopter les codes culturels et de naturellement prendre systématiquement leur défense lorsque le débat s’y prête, se voit embarrassé d’un lien avec les WASP qu’il méprise. Héritier d’un hôtel reçu d’un homme qui l’avait recueilli dans son adolescence, il décide brusquement de le vendre contre des chevaux, obligeant la tenancière, Jessie, une femme généreuse mais qui a appris à se protéger des hommes, à trouver un autre travail. Le lendemain du licenciement, John et Jessie prennent la même diligence en compagnie de plusieurs autres personnages ambigus, parmi lesquels un couple préposé aux affaires indiennes pressés de déguerpir sans qu’on sache pourquoi et un homme odieux et arrogant.
C’est à travers ce voyage qui va prendre l’allure d’une épopée que Martin Ritt va nourrir un discours politique (plus que jamais d’actualité dans les années 1960) mettant les WASP face à leurs contradictions morales et leur entière responsabilité dans l’asservissement des minorités. Porteur de cette conscience politique, le personnage de John aurait pourtant la possibilité de quitter le camp des opprimés puisque son physique le protège de toute discrimination. Et c’est bien là, étonnamment que le film trouve sa force. Alors qu’on aurait pu craindre que l’absence des Indiens, seulement aperçus dans quelques courtes scènes notamment au début du film, ne limite la légitimité d’un tel projet, le réalisateur va finalement bien plus loin que la dénonciation attendue, celle qui repose sur l’empathie que le spectateur a pour le personnage opprimé qui subit (délit de faciès, enfermement géographique, fragilité économique). Ici, le WASP élevé par les Apaches a le choix : blanc comme les dominants, héritier d’un hôtel dans une petite ville en croissance, il n’est a priori pas celui qui pose les limites d’une situation. Pourtant, il semble avoir pour lui ce que les autres n’ont plus : une mémoire, une prise en charge de l’histoire qui fait de lui un personnage conscient et lucide. Son combat n’est pas celui d’un homme qui souffre sur l’instant mais celui d’un homme qui n’a plus aucun doute sur la nature impitoyable des siens. C’est avec cette même lucidité froide et dénuée d’affect qu’il prend la défense des Apaches lors d’une discussion avec une riche femme en plein milieu du voyage. Cet accroc contraint le cocher à demander à John de s’asseoir à ses côtés, certains passagers refusant désormais de poursuivre le voyage aux côtés d’un homme prenant le parti des « sauvages ».
Les codes du western que Martin Ritt maîtrise par ailleurs à la perfection sont rapidement déjoués puisque le mal ne viendra finalement pas de celui qu’on avait identifié comme ennemi commun (les Indiens) – leur tenue en hors-champ reste donc clairement un geste politique – mais bien d’autres WASP qui ont tendu une embuscade à ce petit groupe lancé à travers le désert américain. Chacun des personnages, confrontés à un point-limite de son existence (survivre ou mourir), va finalement révéler sa véritable nature même si le réalisateur ne cherche à aucun moment à jouer la carte du contraste (les premières scènes du film révélaient déjà une dureté et un individualisme évidents dans les rapports humains). Entre les préposés aux affaires indiennes qui n’hésitent pas à mettre en danger la vie de leurs compagnons d’infortune pour s’assurer une survie et John Russell, veillant à ce que chacun respecte les règles élémentaires au sauvetage du groupe mais qui ne laisse jamais rien transparaître de ses états d’âme, se dessinent d’autres personnages humanisés jusque dans leurs contradictions. On pense évidemment à Doris Blake, petite allumeuse qui cherche désespérément à tromper l’ennui que lui inspire son mariage médiocre, mais surtout à Jessie, l’ancienne tenancière de l’hôtel. Admirablement interprété par Diane Cilento, ce personnage de femme-courage au caractère bien trempé est le seul du groupe à amener les enjeux scénaristiques sur le terrain de la question morale sans pour autant avoir la prétention d’y apporter des réponses. Elle est la seule à s’indigner sur l’absence d’empathie ressentie par les uns pour les autres, ne convoquant aucun moralisme religieux (le film est étonnamment coupé de ces questions-là) sinon une logique humaine considérant que chacun, quelque soit ses convictions, a droit à une certaine dignité.
La longue scène finale est un modèle de climax tant la tension est maintenue à un niveau maximal pendant de très longues minutes. Isolé dans une vieille cabane cernée par les pilleurs, le groupe se retranche derrière le peu qu’il lui reste d’humanité. John Russell, celui qui n’a rien oublié de l’histoire de son peuple, se braque dans une inhumanité finalement équivalente à ceux qu’il prétend mépriser pour leur complicité dans l’oppression. Au niveau de la mise en scène, Martin Ritt ne choisit pas la facilité : jouant sur l’étirement d’une scène dont on ne voit jamais quelle pourrait en être l’issue, il entraîne le spectateur jusqu’au point-limite de cette expérience. Première victime, la riche femme, qui avait demandé la mise à l’écart de John Russell dans la diligence, se retrouve enchaînée par les ravisseurs en plein soleil et ce, jusqu’à ce que mort s’en suive. La pauvre, défigurée en seulement quelques heures par les cloques et la déshydratation, est filmée en gros plan par une caméra qui ne sombre jamais dans une complaisance malvenue mais qui, au contraire, cherche très clairement à provoquer un malaise chez le spectateur, le rendant lui-même prisonnier d’une situation où l’inhumanité de chacun a provoqué un véritable point de non-retour. C’est finalement la prise en compte de la souffrance de l’autre qui permet à la situation d’être débloquée. Mais ne nous y trompons pas en croyant que le réalisateur ferait acte de moralisme. L’empathie conduit une nouvelle fois au sacrifice des uns. Mais celui-ci ne prendra tout son sens seulement si ceux qui tirent un quelconque bénéfice de ce sacrifice ne décident pas une nouvelle fois de tourner le dos au passé pour ne penser qu’à leurs intérêts personnels.