Familière des ressorties ambitieuses, la société de distribution Swashbuckler Films peut à présent s’enorgueillir de compter dans son catalogue les deux films « maudits » de la carrière de l’acteur Sean Connery, marginalisés en leur temps par les distributeurs et le public pour cause d’infraction manifeste à l’image de séducteur souriant et propre sur lui qui collait alors à la peau de l’interprète de James Bond. Après la première française, en 2007, du sombre The Offence réalisé par Sidney Lumet en 1972, voici restaurée la version intégrale du drame socio-policier The Molly Maguires, qui avait été amputé de dix-neuf minutes — dont, absurdement, tout son pré-générique — à sa sortie en 1970 avant de connaître un cuisant échec commercial. C’est l’occasion de découvrir, ou de revoir avec un œil neuf, un film qui porte assez bien des étiquettes qui, dans nombre d’autres films, s’avèrent des boulets pesants : « fiction de gauche hollywoodienne » et « basé sur une histoire vraie ».
Révisionnisme de la construction américaine
Si Hollywood a bien évidemment su évoquer, de temps à autre, les problèmes sociaux qui entachent la société américaine, on y trouve peu de récits de violence sociale, et encore celle-ci sera-t-elle reformulée par des codes reconnaissables de la fiction, comme dans Sur les quais. S’agissant de faits réels (et l’histoire courte mais agitée de ce pays ne manque pas d’exemples édifiants sur ce point), la chose est même presque invisible à l’écran, et quand on l’ose, c’est évidemment un risque commercial, comme de courageuses exceptions telles que La Porte du Paradis (Cimino, 1980) ou Matewan (J. Sayles, 1987) en ont fait l’expérience. Cela seul mériterait qu’on s’arrête sur The Molly Maguires, qui retrace explicitement, avec à peine quelques libertés, un épisode violent comme il y en eut de l’essor économique des États-Unis. 1876. Tandis que la bannière étoilée fête son centenaire, la conquête et l’industrialisation de l’espace américain se poursuit sous le règne du capitalisme sauvage, dans un climat d’inégalités sociales criantes et de justice parfois peu scrupuleuse, dont souffre particulièrement la main-d’œuvre d’origine étrangère. Dans les mines de charbon de Pennsylvanie, une organisation secrète d’origine irlandaise, les « Molly Maguires », fait depuis quelque temps œuvre de représailles contre l’exploitation des travailleurs, par des attentats. Un policier ambitieux, McParlan (Richard Harris dans un de ses rares rôles de tête d’affiche), accepte de s’infiltrer dans la communauté de mineurs d’origine irlandaise afin de remonter jusqu’à la tête de l’organisation dirigée par Jack Kehoe (Sean Connery). Ironie du sort : c’est ce serviteur du pouvoir en place qui, par cette infiltration, va favoriser peu à peu l’empathie du spectateur — et la sienne — avec la classe ouvrière.
Ce portage à l’écran d’un sujet assez courageux, mais pas des plus attrayants pour le grand public, est l’œuvre du producteur et réalisateur Martin Ritt. Formé essentiellement au théâtre (il entra notamment au « Group Theatre » de New York, où il croisa Elia Kazan), avec un passage à la télévision qui fut stoppé net par la Terreur Rouge eu égard à ses opinions ouvertement gauchistes, ce fut après le creux de la vague maccarthiste qu’il commença à réaliser pour le cinéma. Hombre, Le Prête-Nom, Norma Rae… : ses sujets de prédilection voient des individus aux prises avec l’intimidation et l’oppression du groupe — gouvernement, classe sociale, société… porteur de maux « communautaires » comme la corruption ou le racisme — contre lesquels ils doivent souvent des mesures extrêmes, jusqu’au sacrifice.
Qualité hollywoodienne
La récurrence de telles figures sur une carrière pourrait définir le cinéma de Ritt ; cependant, il faut reconnaître que les idées de l’homme ont du mal à se traduire en un cinéma intéressant. C’est que ce réalisateur est moins un metteur en scène qu’un directeur d’équipe : il conçoit la réussite d’un film comme la somme d’un scénario solide, d’une bonne photographie, de décors soignés, d’acteurs impeccables, d’un montage bien exécuté, etc… et d’un réalisateur compétent pour coordonner le tout. Cette vision de l’artisanat cinématographique comme une collaboration de techniciens rappelle certains côtés de ce qu’on a pu reprocher, notamment, à un certain cinéma français d’avant les années 1960 — le fameux « cinéma de papa », à la différence près qu’ici, et c’est heureux, on a bien moins peur du réel et on est un peu plus concerné par la spécificité de ce qu’on raconte que par l’accomplissement technique. La limite d’une telle façon de faire est que, si la somme des talents réunis peut donner un film estimable — comme ici — il manque au cœur du dispositif une vraie force motrice, une vision artistique venue du maître d’œuvre et propre à imprimer aux images une profondeur, l’impact souterrain d’un rapport au monde. Et cela se ressent encore plus pour un film à vocation de témoignage historique et politique.
The Molly Maguires réunit les talents du scénariste Walter Bernstein (ami de Ritt, et lui aussi victime du maccarthisme), du grand chef-opérateur James Wong Howe, du non moins grand compositeur Henry Mancini et de deux acteurs principaux en grande forme, auxquels il faut ajouter le réalisme des décors naturels en extérieur (une ancienne ville minière conservée presque à l’identique depuis le siècle précédent). Le travail de chacun exprime des idées, façonne des images. La photographie fait de la mine en décors semi-réels un monde de ténèbres presque abstraites où on entre par un chemin de fer sinistre pour s’y faire engloutir. Les acteurs livrent, dans deux rôles de clandestins en vis-à-vis (Harris l’individualiste qui n’accepte l’autorité qu’à contrecœur, Connery le rebelle dévoué à la cause du peuple), un jeu empreint d’une force rageuse propre à habiter des personnages à la fois sympathiques dans leurs aspirations (le policier comme le saboteur, d’où ambiguïté) et intimidants dans leur violence. Le scénario, parfois bavard (comme dans ces scènes où Harris insiste sur son rôle de Judas), dessine à la fois une introspection respectueuse dans le quotidien des mineurs d’origine irlandaise et une intelligente intrigue policière à suspense, avec des interactions souvent subtiles entre les deux protagonistes (double jeu de dupes : chacun essaie d’attirer l’autre à lui pour le démasquer) et l’ambiguïté attendue de la situation du traître infiltré parmi des gens auxquels il est à la fois semblable et étranger, tandis que la justice elle-même qu’il sert se révèle de plus en plus discutable.
L’ensemble constitue un film remarquable sur plusieurs points distincts et efficace sur le plan dramatique, mais auquel on sent bien qu’il manque un petit quelque chose : qu’il cherche à formuler une idée plus ambitieuse, un discours, une dénonciation, mais que ce fond-là ne parvient pas à s’exprimer au-delà de la facture. Ritt n’est pas dénué de volonté de témoigner d’un réel brut, comme le montre ce pré-générique de près de vingt minutes où pas une parole n’est prononcée avant qu’une explosion ne lance le titre. Mais au-delà de ce petit tour de force, il tend à laisser sagement le talent de ses collaborateurs se démontrer chacun dans sa discipline et apporter leurs petites touches à l’ouvrage, peinant à les aiguiller pour construire un récit cinématographique plus personnel, plus audacieux, plus marquant. The Molly Maguires, un peu malgré lui, rejoint la tendance hollywoodienne du traitement de l’histoire et de la politique selon le vieil adage : « ne jamais laisser les faits se mettre en travers d’une bonne histoire ». Il reste avant tout un solide film policier ancré dans une réalité historique et sociale, dont le discours, explicite ou non, sera principalement défini par le scénario et reformulé par l’incarnation habitée des deux personnages. C’est tout de même sous cette conjonction de talents que se dégage une scène remarquable, vers la fin, qui donne la mesure de la force politique que pouvait viser ce long-métrage : le policier infiltré, toujours dans son rôle, déchaîne soudain, presque malgré lui, une révolte comparable à celle d’un « Molly Maguire », un dégoût de la domination sociale dont il est pourtant l’instrument volontaire.