Porté par l’épatante Sally Field (récompensée par le premier Oscar de sa carrière), Norma Rae a été trop rapidement rangé du côté des œuvres respectables mais un peu datées, habile témoignage cinématographique d’une époque où se sont formés de puissants syndicats pour défendre les droits des travailleurs. Pourtant bien plus que cela, le film s’inscrit dans la parfaire continuité du travail de Martin Ritt, réalisateur de talent qui n’a jamais bradé ses convictions militantes sur l’autel de la notoriété.
Centré sur un personnage emblématique qui a fini par marquer la culture populaire, Norma Rae fait malheureusement partie de ces films dont on oublie trop souvent le nom du réalisateur au profit d’une performance d’actrice. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la seule nomination aux Oscars que le film obtint en 1980 fut pour la composition de Sally Field qui reçut logiquement – et très justement – la statuette tant convoitée. Plus de trente ans après, la figure tutélaire du personnage continue d’écraser la réputation du film au point de faire de l’ombre au nom de Martin Ritt, l’excellent réalisateur du western progressiste Hombre. Pourtant, tout l’intérêt de Norma Rae ne repose pas sur la seule qualité du personnage éponyme. Totalement cohérent dans la filmographie de son auteur, le long-métrage est tout sauf un tract militant pour lequel on aurait privilégié le discours au détriment de la forme. Ici, le discours fait sens grâce au montage et non par la nécessité de rendre chaque plan signifiant dans son unité. Sans manichéisme – car sans aucun opportunisme – le metteur en scène scrute la prise de conscience individuelle, puis collective, de travailleurs en rupture avec un système de plus en plus aliénant où la dignité de chacun est sacrifiée au nom de la productivité.
Pourtant, le générique du début du film ne laisse nullement présager la rudesse du premier plan. À la jolie chanson un peu sirupeuse It Goes Like It Goes de Jennifer Warnes (chanteuse rendue célèbre pour son interprétation de « The Time of My Life » dans Dirty Dancing) succède une scène où le bruit tonitruant de l’usine dans laquelle travaille Norma Rae provoque une véritable agression auditive. Mais le réalisateur ne se contente pas de jouer artificiellement du contraste pour signifier superficiellement l’invivable. Ce son totalement saturé devient le nerf central du film – celui qui permettra de mesurer le rejet progressif des conditions de travail qui sont imposées aux ouvriers – et justifie d’emblée les premiers partis-pris de la mise en scène : en choisissant de resserrer le cadre sur les visages concentrés sur leurs machines, Martin Ritt souligne l’isolement de chaque travailleur par rapport aux autres puisque tout est entrave à la communication, et donc à ce rassemblement nécessaire à la formulation des premières revendications. Le mot, il en est évidemment question et Norma Rae ne le maîtrise pas plus que les autres. Grande gueule, elle s’offusque de certaines dérives (une surdité temporaire) mais perd ses moyens dès qu’est invoqué l’argument de l’héritage familial, ce foyer d’emplois que représente l’usine nourrissant les générations les unes après les autres dans le comté. La direction croit d’ailleurs neutraliser ses coups de sang en lui confiant une responsabilité qui la décrédibilise auprès de ses collègues.
Il faudra donc attendre l’arrivée d’un syndicaliste qui maîtrise mieux le discours pour que Norma Rae comprenne son rôle au sein du collectif et la nécessité de construire un espace de revendication en marge du lieu de travail. À ce titre, la scène la plus symbolique du film reste probablement celle où la jeune femme parvient à convaincre un à un ses collègues de stopper leur travail en éteignant progressivement la chaîne de travail. C’est très progressivement que le silence – et donc un espace de pensée – s’impose sur un lieu qui en était privé depuis des décennies. Mais au-delà de ces coups d’éclat qui ont fait la réputation du film, c’est l’acuité avec laquelle Martin Ritt cerne les problématiques individuelles qui fait de Norma Rae une œuvre précieuse et encore très pertinente aujourd’hui. S’offrant une galerie de personnages secondaires finement écrits et scrutés sans la moindre condescendance, le réalisateur évite les archétypes attendus, ne cherchant aucunement à en faire des héros. Pour certains, la revendication reste quelque chose au-dessus de leurs forces tandis que pour d’autres, la solidarité n’arrive que par intermittences et parfois pour des raisons qui sortent de toute considération collective. Militant de la première heure (au point d’être black-listé pendant le maccarthysme, ce qui lui inspirera en 1976 l’un de ses films les plus connus, Le Prête-Nom avec Woody Allen), le réalisateur fait de sa Norma Rae la parfaite démonstration d’un mouvement collectif au sein duquel se fond la prise de conscience individuelle. Ce n’est finalement pas étonnant que le personnage ait fini par supplanter la réputation du réalisateur.