En théorie, c’est pour une bonne raison que le nouveau documentaire de Nikolaus Geyrhalter (Notre pain quotidien) a été enregistré en Dolby Atmos, donnant ainsi la part belle au son environnant. Le son a été pensé comme un élément essentiel du dispositif du film – même si en pratique son action revient à appuyer ce qui transparaît à l’écran. Homo Sapiens se compose en effet d’une série de plans fixes durant de dix à trente secondes chacun, sans le moindre commentaire : des images saisissantes de paysages façonnés par l’homme, parfois gigantesques, mais tous désertés depuis des années et abandonnés à la reconquête par la nature – quoique dans certaines, c’est plutôt la nature qui apparaît corrompue par les déjections des réalisations humaines. Dans ces décors inertes et fascinants, les seuls mouvements perceptibles viennent de la nature : ondulations causées par le vent, circulation de petits animaux, intempéries, le tout amplifié voire révélé du hors-champ par le son. Soit des mouvements cycliques, répétitifs, vecteurs essentiellement d’oscillations dans les images fixes, à quelques exceptions près : les animaux, par exemple, ou des objets poussés par le vent, ou encore une furtive éclaircie de soleil.
Une exposition
Ces quelques exceptions éparses, justement, s’avèrent salutaires. Elles brisent la monotonie de la fixité en donnant un indice que ces décors inertes sont bien atteints par le temps qui passe, que quelque chose s’y déroule. Et du même coup, elles réveillent l’implication des attentes du spectateur, par la surprise ou le suspense : où s’arrêtera la course de la grenouille ou du papier voletant ? les oiseaux reviendront-ils ? y a-t-il donc de la lumière pour baigner ce paysage gris ? Geyrhalter a certainement conscience de la nécessité de ces signes du temps, lui qui conclut son film adéquatement sur un plan d’une nappe de brume enveloppant un bâtiment jusqu’à sa disparition totale. Sans ces preuves de vie et de mouvements, ces images resteraient à l’état de photographies mouvantes et sonorisées, certes tout à fait fascinantes (comme peuvent l’être les images de la ruine), mais dont on pourrait questionner la place dans une salle de cinéma plutôt que dans une salle d’exposition, tant le dispositif revient dans sa majeure partie à suspendre la dimension temporelle, en escomptant que le regard se perde dans la sidération de la ruine inerte bercée d’oscillations hypnotiques. Ainsi Homo Sapiens joue-t-il sur la limite entre cinéma et installation audiovisuelle.
Les images et nous
L’ambiguïté du statut est d’autant plus délicate à trancher que son argument s’avère flottant. Ses images ne sont pas agencées pour constituer un récit ou laisser ressentir des choses qui n’y apparaîtraient pas frontalement, mais pour s’offrir immédiatement à notre contemplation fascinée. Elles ont évidemment un thème conducteur (le devenir-vestige des réalisations humaines) ; mais elles se refusent à soulever des questions sur ce thème, le réalisateur-photographe ayant pris la posture de nous laisser projeter nos propres considérations vis-à-vis de ces visions. Si bien que le thème, bien pratique pour promouvoir le film (comme un fantasme de chronique post-apocalyptique), s’avère moins moteur chez lui que la relation qu’il prétend instaurer entre ses images et ceux qui les voient. Cette intention manifeste de « laisser le spectateur faire son propre film » n’est pas antipathique (comme incitation à être actif plutôt passif), mais sur le fond elle recèle une facilité un peu suspecte à être réversible (ce pourrait tout aussi être une incitation à céder à la fascination passive). En adoptant cette posture de pur capteur visuel nous déléguant la responsabilité du point de vue sur le grand thème qui guide son travail, Geyrhalter livre un objet audiovisuel où la beauté picturale comme l’intérêt suscité, indéniables, manquent néanmoins de cette incarnation qui fait l’essentiel d’un art ouvert sur le monde.