Nouvel opus de l’attachante collection Yellow Now, L’Attrait de la ruine confirme la pertinence de la ligne éditoriale des textes qui y sont publiés : le choix, notamment, de laisser à un auteur la possibilité, et la chance, de composer un texte « subjectif », au sens d’une écriture motivée par des goûts, des passions, un certain arbitraire, avec rigueur, mais sans rigidité universitaire. André Habib se livre à cet exercice en composant sur la poétique de la ruine au cinéma un texte absolument pas prétentieux, mais non sans de belles prétentions historiques, philosophiques et cinématographiques.
Ce que l’on appelle en cinéma la « modernité » a partie liée avec la ruine. Elle entretient avec elle une relation incestueuse, si tant est que la ruine renvoie à un imaginaire « antique », qu’elle fait signe vers le passé, qu’elle est ce qui reste d’une disparition, dernier vestige d’un lent effritement ou d’une destruction brutale. Au lieu de regarder devant elle, la modernité serait fascinée, attirée, aimantée, par ce qui reste d’un passé qui ne reviendra pas. De là à dire que la modernité se construit sur les matériaux d’une destruction, il n’y aurait qu’un pas. C’est en tout cas cette dialectique de la modernité que le livre d’André Habib aborde, en interrogeant la nature et la forme du regard porté sur les ruines : depuis les ruines « rétrospectives » de Pétrarque et de la Renaissance jusqu’aux décombres cinématographiques d’aujourd’hui, en passant par le tournant littéraire et pictural du XVIIIe, avec le passage à une « esthétique des ruines prospectives », et l’émergence d’une esthétique de l’inachevé et du disharmonique (Diderot écrivant sur Hubert Robert, le romantisme et Chateaubriand). Sans oublier une révolution majeure : la « révélation » photographique au XIXe siècle.
Mais si la photographie a immédiatement été « attirée » par la ruine, ce ne fut pas le cas du cinématographe. Au XIXe s., la photographie naissante s’éprend des paysages de ruines, comme le montrent les photographies Maxime du Camp, Francis Frith ou Auguste Salzmann, entre goût du pittoresque, fascination pour un Orient énigmatique et outil scientifique de l’investigation archéologique. Mais cet attrait n’est-il pas inconsciemment motivé par la profonde et intime affinité ontologique qui existe entre la ruine et un medium qui a partie liée avec les momies, les fossiles, les fantômes ? (voir André Bazin…) Avec un médium qui est, comme la ruine, la trace indicielle d’une réalité passée dont elle est la partie survivante, mais dont la présence ne fait que signifier une absence ? Les ruines seraient l’objet « photogénique » par excellence. C’est à l’aune de cette affinité qu’André Habib interrogera dans la suite du livre l’affinité de la ruine avec le cinématographe. En un sens, si l’on extrait du livre la thèse qu’il déploie tout au long de son parcours, l’auteur raccorde le cinéma « moderne » à la découverte de ses propres affinités ontologiques avec la ruine. Ce qui n’était pas évident au départ : car, pour être « photographique », le cinéma naissant n’en regardait pas moins plutôt du côté du mouvement pour rencontrer des objets partageant sa propre essence. En ce sens, si les ruines pouvaient alors trouver leur place devant l’objectif de la caméra, c’était, outre les ruines-décors exotiques, avant tout les ruines en mouvement : cette « ruinification » qui fascine aujourd’hui le film-catastrophe.
C’est surtout la grande déflagration de la Seconde Guerre mondiale qui fera (re)trouver au cinéma ses « affinités électives » avec la ruine : « l’inscription du temps, le montage de temps hétérogènes, la fragilité de la matière ». Comme une immense plaque sensible, le cinéma de l’après-seconde guerre mondiale prend la forme d’une « poétique de la ruine » remodelée en une « pédagogie des décombres » : images stratifiées, situations déconnectées, stases temporelles, morcellement structurel. On retrouve bien entendu dans le livre d’André Habib les penseurs du cinéma moderne (ou leurs ancêtres : Baudelaire) – qui sont aussi souvent, sans surprise, des penseurs de la ruine : André Bazin, Jacques Rivette, Serge Daney, Gilles Deleuze, Dominique Païni, mais aussi Alain Bergala, Jean-Louis Schefer, Alain Fleischer, Philippe Dubois, George Didi-Huberman, et d’autres encore.
Assumant une certaine identité formelle avec son objet, le petit livre d’André Habib se revendique comme « un montage subjectif de fragments disparates, de blocs de temps anachroniques ». Or c’est un montage très stimulant qu’il nous propose, qui articule plan d’ensemble et gros plans : c’est-à-dire mise en perspectives théoriques et analyses précises de films ou de séquences. Deux gros blocs divisent l’œuvre, selon une partition qui remonte au moins à Chateaubriand et Georg Simmel : d’un côté les belles ruines du « Grand Tour », de l’autre, les décombres des guerres. D’un côté, donc, André Habib fait se regarder, « correspondre », dirait Baudelaire, des Films réalisés en Terre Sainte en 1904 (par les abbés Mulsant et Chevalier) et les Repérages en Palestine pour L’Évangile selon saint Matthieu de Pasolini (1964), ou bien Voyage en Italie (Rossellini, 1954), Les Climats (Nuri Bilge Ceylan, 2006), et Je veux voir (Khalil Joreige et Joana Hadjithomas, 2008). Des films-archéologies, films de la déliaison, du non-raccord, films d’une temporalisation de l’espace et d’une spatialisation du temps. De l’autre côté, celui des décombres, se regardent Allemagne année zéro (Rossellini, 1947) et Allemagne neuf zéro (Godard, 1991), ou bien ces films qui mettent en scène des « zones », et notamment ces « cinéastes du temps » souvent issus d’Europe de l’Est, « pour qui le temps est une matière à sculpter, et la matière (éléments géologiques, aqueux, aériens), un condensé de temps ». Béla Tarr, Sokourov, Tarkovski, ou bien les zones de Wang Bing (À l’ouest des rails, 2003) ou Marguerite Duras (Son nom de Venise dans Calcutta désert, 1977). Autant de lieux d’une « dé-marche », d’une errance déboussolées, arrachée aux coordonnées de l’action et du récit, et tentative malgré tout de produire du lien.
La forme stratigraphique est aussi une proposition de l’œuvre acceptée et perçue par le spectateur en fonction de sa propre mémoire : c’est ce « regard chargé d’Antiquité » dont parle Pascale Vacher, citée par André Habib, un regard qui lui fait voir les spectacles des catastrophes à travers son propre imaginaire des ruines antiques, et qui lui fait également entrevoir, sous Copie conforme (Abbas Kiarostami, 2010) : Les Climats, Le Mépris, Voyage en Italie, mais peut-être aussi L’Avventura, Hiroshima mon amour, c’est-à-dire toute une histoire visuelle qui a structuré sa mémoire et son imaginaire. Et la stratification se tisse d’anachronismes : sous Voyage en Italie, on pourra désormais voir, comme en sous- ou en sur-impression, Copie conforme. Bien qu’André Habib n’en parle pas, on songe alors à « l’œuvre ouverte », telle qu’Umberto Eco l’a définie comme cette forme qui attend le regard du spectateur pour être complétée.
N’est-ce pas, enfin, cette même idée des « affinités électives » entre la ruine et le cinéma qui motive un certain cinéma expérimental : ce cinéma qui fait de l’archive son matériau, « found footage », ou cinéma de réemploi, qui brasse des morceaux de pellicule travaillée par le temps, participant lui aussi d’une « politique rédemptrice des images et d’une allégorie de la disparition ». Les œuvres de Bill Morrison, d’Angela Ricci Lucchi et Yervant Gianikian, ou de Peter Delpeut nous disent toutes, à leur manière, que « le cinéma est un vaste chantier ou un site archéologique, dans lequel on peut produire, à contretemps du temps de ces images, une nouvelle impression de l’Histoire. »
Qu’est-ce, alors, que le cinéphile, sinon celui qui, dans son expérience des images (une expérience modifiée par les mutations technologiques) fait sans cesse l’expérience de la ruine ?