Il y a entre l’acteur et le témoin d’une situation une ligne extrêmement ténue, mais néanmoins réelle, à en croire les affirmations de James Baldwin. Ligne de démarcation, elle est bien sûr celle qui justifie le rôle du témoin et la spécificité d’un point de vue refusant les affiliations partisanes, ce que Baldwin revendiquera tout au long de son engagement intellectuel. Mais il s’agit aussi d’une ligne de convergence, assurant la perpétuation d’un héritage et d’une histoire : un fil rouge qui fait de l’œuvre et de la réflexion de cet écrivain, entièrement consacrées à la condition des Afro-Américains aux États-Unis, un témoignage précieux où se dessinent les enjeux d’une lutte pour l’émancipation qui perdure de nos jours.
Description d’un combat
Hommage à une figure centrale de l’histoire contemporaine des États-Unis, et confirmation de l’actualité brûlante de son regard critique sur la société américaine, I Am Not Your Negro de Raoul Peck prend pour point de départ un manuscrit inachevé de Baldwin, Remember This House. L’auteur tente d’y fournir un témoignage sur le parcours de trois figures phares de la lutte pour les droits civiques (Malcolm X, Martin Luther King et Medgar Evers) assassinées avant d’avoir atteint la quarantaine, aussi bien qu’un témoignage personnel sur ces trois hommes qu’il avait connus et côtoyés. Le film s’écarte cependant assez vite de la reconstitution historique, et se laisse graduellement envahir par la voix de l’écrivain (au sens figuré, puisqu’il s’agit d’un montage du texte de Baldwin lu par Samuel Lee Jackson), dont les réflexions critiques et les souvenirs personnels servent de principe organisateur à une véritable plongée dans ce que l’on peut bien nommer une contre-histoire américaine.
Raoul Peck parvient ainsi à utiliser un matériel d’archive foisonnant pour donner forme à une archéologie de l’oppression : Baldwin est aussi bien mis en scène dans sa figure d’intellectuel public, à travers de multiples enregistrements vidéos, que comme une voix qui apparaît dans des extraits de correspondances ou comme commentaire des images qui défilent. Ce parti rend tangible la difficulté de sa tâche : celle d’énoncer tout haut l’ampleur d’une oppression minimisée de façon systématique et insidieuse. Les confessions de Baldwin sur l’épuisement qui est le sien (« aux États-Unis, il n’y avait que la possibilité du combat, jamais du repos, et un combattant qui ne peut pas se reposer ne dure pas longtemps ») sont ainsi rendues tangibles quand on le voit confronté à des interviewers qui le trouvent « pessimiste », ou à des professeurs de philosophie qui lui demandent avec paternalisme pourquoi il insiste tant sur la question de la race (« il y a tellement d’autres critères qui unissent ou divisent les hommes !»).
Aux côtés de ces images de l’intellectuel en scène, il y a celles dont il fut lui-même le spectateur, photographies ou extraits de films. Elles ont le mérite d’installer une proximité entre notre regard et celui de Baldwin, qui les analyse en racontant l’impact qu’elles eurent sur lui. En somme, si tout témoignage est affaire de regard, la vocation à être témoin naît aussi d’images qui ouvrent les yeux. C’est le cas, pour l’écrivain, d’une photographie sidérante de Dorothy Counts (première étudiante noire à entrer dans un lycée de la ville de Charlotte), poursuivie par une foule entière venue l’outrager : une vision qui le conduira à quitter la France pour revenir au pays, et s’associer à la lutte civique des Noirs.
Mais si Baldwin, par ce retour, prend part à un combat, il nous rappelle également que la responsabilité du témoin, loin de tout enracinement dans un courant politique précis (des Black Panthers au NAACP), est de se déplacer autant et aussi librement que possible afin d’écrire l’histoire. Fidèle à ce parti pris, le film nous livre donc un point de vue en mouvement : on pourrait craindre un ensemble de considérations éparpillées, mais il n’en est rien. La pensée de Baldwin, reconstruite par le montage de Peck, se veut organique et totale : en examinant la condition mais aussi la production de l’homme noir dans une Amérique blanche, elle finit par investir chacune des facettes de l’existence du pays, sa culture et sa responsabilité dans son ensemble par rapport au sort de cette minorité (et des autres). Car comme le dit celui qui fut, avant sa consécration comme intellectuel majeur et pionnier du militantisme noir et homosexuel, jeune cireur de chaussures né dans une famille pauvre de Harlem : ceux auxquels le droit de participer au rêve américain est dénié sont ceux-là même qui, par leur seule présence, le feront voler en éclats.
Une longue histoire
L’enjeu du propos baldwinien tient à l’affirmation que le destin des Afro-Américains est absolument solidaire de celui du pays tout entier. Et si l’intellectuel, pour reprendre une réflexion pasolinienne, est bien celui qui trace des connexions entre des faits apparemment distants, on pourrait prolonger ce constat en voyant dans la réflexion de Baldwin la mise au jour d’un immense réseau de relations, toutes marquées par le sceau de l’oppression. En un mot, l’écrivain dévoile un système et une continuité là où la mauvaise conscience américaine ne voudrait voir qu’exception et accidents : un système que les images de Peck convertissent en évidence. Relation entre la prospérité économique d’un pays et sa main d’œuvre esclavagisée ou exploitée, qu’appuient les photographies d’esclaves ou de mineurs Afro-Américains. Relation entre la pauvreté de contact humains et de toute vie privée, illustrée par la débauche d’affiches en l’honneur de la société de consommation, voire même de slogans encourageants les entrepreneurs des années soixante à investir dans le « consommateur noir », là où la lutte pour les droits civiques n’en est qu’à ses balbutiements. Relation entre le taux de crime des villes des États-Unis et une violence qui est « aussi ancrée dans la culture américaine que la tarte aux cerises », pour reprendre les mots d’un militant des Black Panthers. Relation qui se prolonge, enfin, comme le montrent les ajouts que Peck tire de l’histoire récente du pays, à commencer par les photos d’Afro-Américains tués par la police au cours des dernières années, accompagnées par l’affirmation de Baldwin selon laquelle un danger de mort est inscrit « sur le visage de chaque policier ».
Histoire d’une relation
Relation donc, mais relation paradoxale, qui unit une « vaste, insouciante, irréfléchie, et cruelle majorité blanche » à une population noire qu’elle refuse de voir, dans une indifférence morale qui n’est autre qu’un déni à peine masqué de son existence, et cautionne la violence exercée à son encontre. C’est, plus encore qu’aux racistes, au naïfs, à ceux qui feront semblant de croire que les événements terroristes de Birmingham ne concernent pas l’entièreté du pays, ou encore à ceux, pour le dire avec Harry Belafonte, qui n’ont « pas la moindre idée de ce qui se passe », que Baldwin s’adresse.
Car la question aux yeux de l’auteur, est bien celle de l’indifférence de la majorité blanche aux conditions d’existence des Noirs, à l’image de ces amis d’écoles de l’écrivain qui, tout au long de sa scolarité, n’iront jamais jeter un œil chez lui, à Harlem. De fait, I Am Not Your Negro pose la question de cette asymétrie du regard qui traverse les relations entre Noirs et Blancs, et la création du « Negro » qui en est la conséquence. Il ne s’agit pas uniquement ici d’une absence de regard (de la majorité envers la minorité), mais également du « rôle qu’une imagination blanche coupable et limitée a assigné aux Noirs ». Autrement dit du pouvoir objectivant du regard comme outil de construction du réel, à commencer par l’idée même d’un monde entièrement conçu par et pour les Blancs, et qui octroie aux Noirs un rôle aussi dégradant que pervasif, dont attestent encore une fois les archives, non sans ironie (« les Noirs figurent même dans des publicités », dit l’interviewer à Baldwin, à quoi Peck fait suivre les dizaines d’affiches façon Banania de Noirs dans le rôle de serveurs ou de domestiques). Pire encore, la négation de l’identité pousse celui qui en est victime à la névrose : dans un monde qui présente la blancheur comme seule évidence, le jeune Baldwin confesse avoir cru être lui aussi blanc. C’est cinématographiquement que ce premier choc lié à son altérité s’incarne : avec la découverte qu’entre John Wayne, son héros, et les Indiens qu’il massacrait, sa place était du côté des Indiens.
À ce regard à la fois absent et aliénant, Baldwin, voix off mais aussi présence constante alors qu’il s’exprime en public (et devant un public blanc, signe encore une fois d’un accès inégal à la représentation entre les deux communautés) oppose l’observation critique, en rappelant l’avantage de toute victime : celui d’être contrainte de voir son oppresseur là où celui-ci refuse de la voir et de se voir. C’est-à-dire de voir ce que l’oppression qu’il mène révèle de lui (ce que les assassinats, les photos de massacres, et les meurtres de militants attestent implacablement).
Devine qui vient à la projection ce soir ?
Et c’est justement en usant de l’image cinématographique que Peck fournit à ce discours sa meilleure illustration dans le film, via l’analyse par l’auteur de la figure de l’homme noir construite par le cinéma américain. La voix de Baldwin offre l’occasion d’une relecture complète des mythes hollywoodiens d’un point de vue refoulé. Un point de vue où surgit l’empathie devant la terreur d’un concierge noir qui dans La ville gronde retrouve dans son hall d’immeuble une femme blanche violée et assassinée. Ou la colère devant la résignation de l’Oncle Tom, icône de la soumission à l’opposé de ces héros blancs capables de se venger. Ou enfin le dédain devant la puérilité du regard porté sur des acteurs noirs emblématiques, notamment la persistance de l’image du Noir rassurant que Baldwin dégage dans les films censément progressistes de Stanley Kramer. Sidney Poitier, dont l’auteur souligne l’attrait de sex-symbol et son refoulement par l’industrie américaine, incarne ainsi un protagoniste noir tantôt fidèle, si ce n’est docile, au point de sauter du train qui le conduirait à la liberté pour ne pas abandonner son nouvel ami blanc dans la scène finale de La Chaîne, tantôt rendu asexué par la niaiserie puritaine de Devine qui vient dîner ?, où la relation du mari avec son épouse n’atteint pas même le stade du baiser.
Niaiserie, puérilité, infantilisme : Baldwin dresse le portrait clinique d’une Amérique qui refuse, tout comme ses héros (à commencer par un John Wayne passant son temps à sermonner les Indiens), de se confronter à la réalité. C’est-à-dire de grandir. « Le tout, ajoute l’auteur, est de regarder sa vie en face, prendre ses responsabilités. » On ne saurait affirmer plus efficacement la valeur éthique du regard, la façon dont il implique solidairement un face à face avec le réel et la prise de responsabilité que celui-ci exige. Un parti pris auquel Raoul Peck se révèle fidèle de bout en bout, dans une mise en scène exigeante et exhaustive, qui une nouvelle fois, rappelle aux américains (mais pas seulement) cette formule célèbre de l’auteur : il ne suffit pas d’affronter un problème pour le résoudre, mais si l’on veut résoudre un problème, il n’y a d’autre solution que de l’affronter. La persistance du racisme dans la société américaine en est l’illustration la plus flagrante.