Maintes fois repoussée en France, cette production américaine soutenue par EuropaCorp a failli connaître dans notre pays le même sort qu’aux États-Unis, à savoir une exploitation tardive dans un réseau de salles limité. Jugé sulfureux là-bas pour la relation homosexuelle qu’il met en scène sans le moindre détour, I Love You Phillip Morris n’a pourtant rien de la chronique sociale comme le cinéma indépendant (mais aussi de studio) en produit à la pelle aujourd’hui. Stylisé et inventif, le film repose en grande partie sur la performance hallucinante de Jim Carrey au point de donner à cette délirante comédie des accents de poème d’amour fou d’une jolie mélancolie.
Voici bien un ovni que le public français a failli ne jamais voir. Il faut dire que le film, malgré le buzz créé autour de scènes homosexuelles entre Jim Carrey et Ewan McGregor, ne devrait connaître aux États-Unis qu’une exploitation en salles tardive et confidentielle. La raison invoquée dans les aléas de sa distribution serait le caractère sexuel trop explicite de certaines scènes qui pourrait choquer le public familial. Après l’impossibilité de voir Le Secret de Brokeback Mountain dans certains États pour des raisons similaires, on ne peut que constater la prudence regrettable dont les distributeurs font l’objet pour des films qui ne cadrent pas tout à fait avec les mentalités conservatrices. En France, ces déboires faillirent remettre en cause sa sortie sur les écrans, repoussée sur plusieurs mois jusqu’à sa présentation en clôture du festival de films gays et lesbiens de Paris en novembre 2009. Ce ne sont pourtant pas les soutiens français qui manquaient au projet puisque le film porte la marque des studios EuropaCorp qui, pour le coup, nous avaient habitués à bien moins de témérité dans leurs choix de production.
Inspiré d’une histoire vraie, I Love You Phillip Morris raconte donc la vie complètement déjantée de Steve Russell (Jim Carrey), mythomane marié et expert en arnaques aux assurances, qui tombe passionnément amoureux en prison de son codétenu, Phillip Morris (Ewan McGregor). Convaincu d’avoir trouvé là la seule personne qui lui donne envie de respirer, il va développer les stratagèmes les plus fous pour le garder à ses côtés et entretenir la flamme, en lui offrant notamment une vie de rêve, totalement coupée du monde extérieur et des réalités. De flic à arnaqueur aux assurances en passant par la robe d’avocat et la direction financière d’une grosse entreprise, Steve Russell passe sa vie à recomposer, à jouer ce qu’il n’est pas ou encore à se créer un monde qui n’est pas le sien. Le tout est mené avec un talent si phénoménal que personne ne semble douter a priori d’une succession de postures que seul le spectateur sait être une imposture si énorme qu’elle semble défier toutes les lois du bon-sens.
Où le film parvient-il à trouver alors cet équilibre ? Évitant tous les pièges d’une fascination pour la capacité que le génial Jim Carrey a de composer trois personnages à la minute, I Love You Phillip Morris est bien plus que le portrait d’un homme doux-dingue, flottant quelque part entre la mythomanie et la schizophrénie la plus complète. Comme l’indique très clairement le titre du film (qui pourrait pourtant tromper sur l’objet premier du film, Phillip Morris n’étant finalement qu’un personnage secondaire), c’est cet amour fou, véritable leitmotiv d’une folie qui repousse toujours les limites du vraisemblable, qui oblige celui qui aime à reconstruire constamment un nouvel univers fictionnel pour l’adoré. Chaque étape dans la vie de Steve Russell est donc une occasion supplémentaire de décliner à l’infini toutes les facettes de son amour pour Phillip Morris, inspirant de fait de nouvelles propositions de mise en scène. Capable de s’affranchir de toutes les conventions, le personnage donne à sa liberté d’être et d’agir un espace qui n’est plus intérieur, obligeant le monde extérieur et tous ceux qui le composent à se plier à des règles fixées dans la poursuite de cet amour fou. Incarnation d’un romantisme presque hystérique, Jim Carrey endosse avec génie tous les rôles et toutes les positions sociales avec pour ce seul objectif absurde de ne pas donner la moindre chance à son histoire d’amour de se faner.
L’étonnant talent des deux réalisateurs (dont c’est le premier film) réside certainement dans l’audace d’une mise en scène qui épouse sans le moindre détour la fantaisie subversive de son personnage. Se débarrassant de tout souci de réalisme (en dépit du traditionnel « inspiré d’une histoire vraie »), Glenn Ficarra et John Requa se moquent finalement de donner à leur Steve Russell les accents de vérité qui le rapprocherait de celui qui a réellement existé et purgé une très longue peine de prison pour tous les méfaits commis. Ici, l’outrance n’est jamais freinée par la quête d’un bon goût plus confortable qui permettrait d’avoir une empathie plus immédiate pour les personnages. I Love You Phillip Morris, un peu à l’instar de ce que les surréalistes préconisaient en faisant de Peter Ibbetson l’un de leurs films cultes, est un pied de nez décomplexé à la mort et à l’absurdité d’une existence qui n’amènerait que des contraintes, laissant après la projection un indicible sentiment de mélancolie euphorique. On n’aurait jamais espéré en attendre autant de la part d’une production signée EuropaCorp.