Considérée autant comme la relique d’une époque révolue que comme les prémisses d’un renouveau, la trilogie des Infernals Affairs, sortie entre 2002 et 2003, occupe une place particulière dans l’histoire du cinéma hongkongais. De par son succès en Occident, en partie dû au remake de Scorsese (Les Infiltrés, 2006), le premier film a été et reste encore une porte d’entrée vers le cinéma hongkongais pour beaucoup de spectateurs. Constat paradoxal, quand on garde à l’esprit que le film arrive cinq ans après la rétrocession de 1997, à un moment où ses effets se ressentent distinctement sur la ville et son cinéma. Infernal Affairs n’est à ce titre plus tout à fait un film hongkongais, sans être pour autant chinois : il incarne ainsi quelque part la célèbre formule « un pays, deux systèmes », résumant le principe de gouvernance mis en place par Pékin afin de garantir à Hong Kong une certaine indépendance, tout en intégrant l’île au sein de son territoire. Impossible d’ignorer la rétrocession lorsque l’on évoque la cinématographie de l’ancienne colonie, puisqu’il s’agit de l’événement le plus important de toute son histoire : sa propre disparition. Deux genres s’en sont emparés, les films d’arts martiaux et les polars (qui souvent se mélangent, telle la comédie policière Police Story en 1985 ou le plus sérieux The Defender en 1994). Ils représentent deux grandes tendances du cinéma de Hong Kong : d’un côté, la mise en scène de corps flexibles qui explorent et interagissent physiquement avec leur environnement (les chorégraphies de Jackie Chan en sont le meilleur exemple) ; de l’autre, un espace urbain parcouru et habité par de nombreuses forces et factions (des trafiquants, commerçants, policiers et passants que Ringo Lam montrera dans City On Fire).
Le polar hongkongais, qui met en scène directement le territoire et la ville (là où le film de kung-fu renvoie plutôt une image idéale que les Hongkongais ont d’eux-mêmes), connaît curieusement un essor fulgurant au moment où celui-ci est vouée à disparaître, c’est-à-dire dans les années 1980, alors que la déclaration commune de 1984 entre le Royaume-Uni et la République populaire de Chine officialise la rétrocession et lui fixe une date. Le polar devient un document : il propose une cartographie de la ville et de son fonctionnement, mais également un journal, une trace de ses mutations, de sa disparition prochaine et des différents dilemmes que pose le futur changement de régime. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer en observant les récentes émeutes et la violente répression qui a suivi, la rétrocession n’a pas toujours été synonyme d’oppression. À la crainte d’intégrer un régime autoritaire et communiste (l’exact inverse de l’ultralibéralisme alors en vigueur) s’opposait un désir de réunification et de libération de l’emprise coloniale britannique. Cette division au sein de l’opinion populaire se retrouve presque telle quelle dans deux films mettant en scène des policiers infiltrés au sein de la pègre : City on Fire de Ringo Lam en 1987 et À toute épreuve de John Woo en 1992, qui montrent des taupes tiraillées entre la fidélité envers leur hiérarchie, et l’amitié qu’elles portent aux trafiquants avec qui elles travaillent depuis des années.
Infernal Affairs apparaît comme la suite philosophique de ce diptyque. Tony Leung y campe un policier sous couverture depuis plusieurs années, dont l’identité de flic n’est connue que par son supérieur direct. À l’inverse Andy Lau, qui obéit à un trafiquant de drogue à l’insu du reste de la mafia, a gravi les échelons de la police, si bien qu’aux yeux de tous il est un policier dont même la compagne ignore le double jeu. La principale différence avec les films de Lam et de Woo réside dans l’ajout du personnage d’Andy Lau. La figure du policier cohabite avec celle du trafiquant et tranche avec le système relativement binaire des précédents films (qui ne mettait en scène qu’un seul type d’infiltré), où les antagonistes n’étaient pas interchangeables et où les forces de l’ordre, même lorsqu’elles étaient critiquées, conservaient leur intégrité et un horizon commun. Si on y interrogeait la nature du travail policier, au bout du compte, les fondations du système demeuraient inébranlées : la police traquait et les trafiquants étaient poursuivis.
Qui a deux boulots perd le ciboulot
Plus rien n’est aussi clair dans Infernal Affairs où tous les rôles s’échangent. Le premier volet, organise une permanente redistribution des cartes et des rapports de forces. La police chasse les trafiquants, qui surveillent eux-mêmes les actions de la police par l’entremise d’une taupe que les forces de l’ordre cherchent à démasquer via une enquête menée… par la taupe elle-même. Cette dernière profite de sa position pour faire suivre le chef du service afin de découvrir l’identité de l’infiltré de la partie adverse (Tony Leung, le policier sous couverture), lui-même en train de mener l’enquête. Ce qui apparaît d’abord comme un petit jeu entre chats et souris constitue en réalité une abolition de tous les repères moraux. Le policier est un voleur, le voleur est un policier ; personne n’est capable de faire la différence.
Indéniablement bien construit, le film se présente surtout comme une pure réussite scénaristique. À force d’abstraction, d’échanges et de retournements, le film perd en chemin une bonne partie de ce qui constituait l’identité du polar hongkongais, à savoir la ville et les corps qui l’habitent. Hong Kong ayant tellement changé, il était peut-être devenu impossible d’encore la filmer : elle se voit ici réduite à un simple décor, que l’on aperçoit au loin, depuis des toits ou à travers la fenêtre d’un bureau, déformée par la brume ou réfléchie par des vitres. Les filatures, les (rares) fusillades et la quasi-totalité de l’intrigue ont lieu en intérieur, dans des parkings et des bureaux, des lieux intermédiaires où plus rien ne bouge ou ne vit, à rebours des scènes d’ouvertures de City on Fire et de À Toute épreuve. La cité, qui était au centre du genre, cède sa place aux visages des acteurs, très souvent filmés en gros plans, dans un montage assez rapide qui ne permet pas de visualiser la topographie ou l’agencement des déplacements. À ce titre, la séquence inaugurale du film est éloquente : des policiers en planque préparent un gros coup de filet et suivent plusieurs voitures suspectées de transporter de la drogue, avant que le personnage d’Andy Lau s’en mêle et prévienne son supérieur afin de faire échouer l’opération. La scène se déroule dans un bureau fermé, à tel point que les agents sur le terrain n’existent essentiellement que via leurs communications radio, tandis que la taupe rentre en contact avec les malfrats par SMS. De son côté, le flic infiltré, lui aussi dans un bureau, communique en morse par radio. On ne parcourt plus la ville, on la dissèque, on la transforme en une série de signes interprétés par la suite dans des bureaux fermés et froids. À la revoyure, on comprend que le premier Infernal Affairs n’annonçait finalement pas une revitalisation du cinéma hongkongais ; c’était bien plutôt son chant du cygne.