Infernal Affairs (2002, Andrew Lau et Alan Mak) était un polar nerveux, stylisé, ingénieux et audacieux. Une des dernières preuves de l’indéniable savoir faire du cinéma hongkongais et de son inébranlable amour du cinéma. Martin Scorsese, dont les précédents films portent les traces de sa mise en scène boursouflée, en signe ici le remake. Doit-on s’attendre au grand retour du cinéaste ou à une énième relecture yankee d’un film étranger ? Ni vraiment l’un ni vraiment l’autre, mais plutôt à la suprématie des systématismes hollywoodiens, décidément bien ancrés dans le cinéma américain actuel.
Un agent de police est chargé d’infiltrer de manière absolument confidentielle, l’équipe d’un dangereux mafieux. Il découvre alors que ce dernier a lui aussi une « taupe » (« rat » en anglais) au sein de la police. Chacune des deux taupes aura alors pour mission de démasquer l’autre.
Ce synopsis pourrait aussi bien s’appliquer à Infernal Affairs qu’à son remake américain Les Infiltrés. Qu’est-ce qu’un remake hollywoodien ? C’est la naturalisation d’une image, un changement de nationalité qui l’oblige à oublier son pays d’origine (voire le nier) et à bien s’intégrer. Rendre ce qui était ancien, actuel, et ce qui était étranger américain. Le procédé le plus courant, consiste à transposer le scénario, convertir rites et coutumes « autochtones » en mode de vie américanisé. On globalise une spécificité, on rend plus comestible et plus abordable un film qui ne répond alors pas aux conventions hollywoodiennes. Un remake hollywoodien, ce n’est souvent qu’une succession de scènes déjà filmées après la relecture aseptisée d’un scénario. Le déjà filmé, lorsqu’il est le sujet du film, peut devenir passionnant et donner un réel intérêt, un réel enjeu cinématographique au remake. Les meilleurs remakes sont ceux qui ont conscience qu’un film leur préexiste. Ils sont rarement hollywoodiens.
Les Infiltrés, quoi qu’en disent ses auteurs, est un authentique remake dans la tradition hollywoodienne : il transpose la trame du film de Andrew Lau et Alan Mak en gardant les mêmes temps forts et les mêmes articulations. Hong Kong devient Boston, les triades la mafia irlandaise, Andy Lau, Matt Damon et Tony Leung, Leonardo DiCaprio. Et c’est Martin Scorsese qui filme le tout. Mais par filmer, il faut comprendre emballer, empaqueter, apposer la mention « luxe » au petit polar. Car de la série B, on a manifestement voulu faire une production A. Quelque part, Scorsese, qui du statut de cinéaste enragé et indépendant a glissé vers celui de réalisateur formaliste et inoffensif, semblait être le meilleur choix pour effectuer cette métamorphose, mais est-ce concluant ? Pas sûr. Tout d’abord parce que le film a ce rebutant parfum de chef d’œuvre annoncé, avec son casting de stars, son réalisateur prestigieux et son scénario à rallonge.
Ensuite parce qu’il en résulte deux problèmes majeurs, liés l’un à l’autre. Infernal Affairs dure une heure trente, le film de Scorsese s’étire sur une bonne heure de plus. Ici l’intrigue, qui fonctionne sur les mêmes ressors que l’original, se perd dans des tourments typiquement hollywoodiens qui cherchent absolument une justification au film : tout ramener à la cause, et faire que cette cause soit psychologique. Depuis quelques années maintenant, Hollywood s’efforce d’expliquer ses films, d’en exposer les tenants et les aboutissants (voir le récent Mémoires de nos pères). Infernal Affairs tend à l’efficacité absolue de son histoire, quitte à mettre de côté l’aspect psychologique, et laisse au cinéma le soin de rendre ses personnages vivants (il met en scène). Les Infiltrés surcharge son scénario, explore le passé de chacun et tente de trouver des raisons à leurs agissements comme point d’appui pour s’assurer la crédibilité et l’intelligence suffisantes à son désir d’être un grand film (plutôt qu’un bon film), reléguant le cinéma à un rôle illustratif (il met en image). C’est, comme beaucoup de films destinés aux Oscars, bêtement démonstratif. Et Martin Scorsese derrière la caméra n’y change pas grand-chose tant il réalise son film avec la servitude de « bien » filmer, de « correctement » cadrer, d’« harmonieusement » monter, s’enfonçant de plus en plus dans un maniérisme lisse où chaque figure visuelle (ici il nous gratifie même de quelques iris) glisse sur la surface du film plus qu’elle ne le creuse. Il se borne à faire exister sa mise en scène plutôt que son cinéma.
L’autre grand problème du film tient dans cette fameuse cause. Les scénaristes ne l’ont pas cherché bien loin : c’est le personnage du parrain, Frank Costello, interprété ici par Jack Nicholson (absolument phénoménal). Son alter ego hongkongais était un petit malfrat haineux et malin, parfaitement à sa place en bordure de la structure symétrique du récit (en face de lui le chef de la police et au centre les deux « taupes »). De lui donner dans Les Infiltrés un tel poids (il est en liaison avec le FBI, des terroristes chinois, et possède plusieurs quartiers de la ville) et d’en faire le point de départ de l’intrigue (c’est lui qui corrompt l’âme du jeune Matt Damon pour en faire un infiltré) rend le film complètement bancal (un personnage secondaire est alors le centre de gravité de l’histoire). Tout tourne autour de lui mais ce n’est pourtant pas lui le sujet du film. Mais c’est surtout cette unilatéralisme très américain qui agace, cette façon de vouloir personnifier le mal en le filmant comme un démon et en le plaçant à l’origine de tous les maux. Derrière ses airs de film rigoureux, malin et cynique, Les Infiltrés ne divulgue finalement qu’une vision étriquée du monde.