Le Lotissement, à la recherche du bonheur, Mon Shanghaï, Je t’emmène à Alger, Être là, Retour à Forbach… Il suffit d’égrener les titres des films qui composent et cartographient l’œuvre documentaire de Régis Sauder pour entrevoir un nœud : toujours ils renvoient à un rapport de soi aux lieux, avec souvent l’idée d’un parcours, d’une trajectoire intime qui se fraye depuis, vers et travers eux. Celui de son nouveau long-métrage s’inscrit tout à fait dans ce sillon. « J’ai aimé vivre là » : ces mots sont ceux d’Annie Ernaux qui, dans une lettre lue en voix off au début du film, convie le réalisateur à lui rendre visite à Cergy-Pontoise, où elle réside depuis de nombreuses années. Ils convoquent, sous la forme d’une déclaration d’amour rétrospective, le regard jeté derrière soi par une écrivaine au crépuscule de sa vie. Mais le « je » est multiple : le film accompagne aussi une poignée d’adolescents qui s’apprêtent à quitter les lieux qui les ont vu grandir pour gagner l’université et voler de leurs propres ailes, et d’autres habitants de cette éternelle « ville nouvelle », amenés à mesurer, à l’occasion des commémorations de son cinquantenaire, l’écart qui sépare la réalité présente de l’utopie qui présidait à sa création. C’est ce regard à plusieurs foyers, la diversité des rapports à la ville et la façon dont ils peuvent dialoguer à travers les générations qui intéressent au premier chef Régis Sauder. De la même façon que dans Nous, Princesse de Clèves, il montrait les élèves d’un lycée marseillais s’emparer du roman de Madame de La Fayette et se le réapproprier, il donne ici à lire aux habitants de Cergy des pages d’un texte d’Annie Ernaux.
On peut voir dans ce dispositif une façon d’embrasser pleinement l’horizon tracé par la citation mise en exergue du film : « Ce sont les autres, anonymes côtoyés dans le métro, les salles d’attente, qui, par l’intérêt, la colère ou la honte dont ils nous traversent, réveillent notre mémoire et nous révèlent à nous-mêmes. » C’est qu’il y a, chez Ernaux, une façon de se retirer du monde pour mieux se laisser traduire par lui. L’apprentissage de la ville y est un apprentissage de soi et la prose du quotidien plus riche d’enseignements sur le vivre-ensemble qu’un discours abstrait concernant l’urbanisme. Avec Ernaux, Sauder se rend attentif aux menus détails par lesquels se signale le glissement de la vie matérielle vers la construction d’une subjectivité partagée : à la façon dont, par exemple, les pas accumulés des habitants de Cergy finissent par tracer dans l’herbe des chemins de traverse non dessinés par les paysagistes. Il n’adopte pas un regard surplombant sur les lieux (sinon des vues de drone, qui sont comme l’œil intérieur d’Ernaux délimitant son territoire mental), et ce refus du surplombant accompagne le message optimiste d’une des personnes interrogées sur le devenir de sa ville : si le temps de l’utopie des cités nouvelles est passé, le réseau associatif demeure bien vivant à Cergy. Ainsi la ville est d’abord un espace de passage et de tissage, un terrain mouvant plutôt qu’un lieu qui nous fixe. Il y a alors quelque chose d’émouvant dans le fait de voir Ernaux apparaître comme une impression discrète dans le paysage urbain ; on regrette en revanche que le film, en se concentrant sur son approche de l’écriture, privilégie textes et plans souvent illustratifs sans vraiment rendre visible, par le montage, l’écriture hasardeuse d’une ville.