À l’occasion de la projection de son documentaire, Être là, aux États généraux du film documentaire de Lussas, rencontre avec le réalisateur Régis Sauder.
Qu’aviez-vous fait avant votre premier film sorti en salles en 2009, Nous, princesses de Clèves ?
Des documentaires, parfois diffusés à la télévision. Nous, princesses de Clèves était initialement prévu pour la télévision, en co-production avec France Ô. On a pu le sortir en salles grâce à l’intérêt qu’y a porté Thomas Ordonneau de Shellac. C’est aussi cette rencontre qui a permis la concrétisation du projet d’Être là. Thomas Ordonneau l’a produit et il va le distribuer. C’est une continuité dans le travail, un partenariat fort avec un producteur qui croit à un certain cinéma. De la même façon, l’ACID, qui avait soutenu Nous, princesses de Clèves, a aussi soutenu Être là. Pendant la distribution de Nous, princesses de Clèves, j’ai parlé à Thomas Ordonneau de ce projet qui me tenait à cœur et que j’avais commencé à travailler. Pendant quatre ans, j’ai animé des ateliers de cinéma pour psychotiques dans un service de psychiatrie à Marseille. J’y ai rencontré des soignants et l’idée particulière du soin qu’ils avaient, à savoir que ce dernier ne peut pas s’envisager sans le lien social et sans la place du sujet au cœur du projet thérapeutique. C’est-à-dire ne pas traiter le symptôme mais prendre en compte l’humain. Cette famille de soignants rencontrée à l’hôpital est proche de celle que dirige Catherine Paulet à la prison des Baumettes où j’ai tourné Être là. Quand je l’ai entendue parler de sa vision du soin, pour citer Marie-José Mondzain qui intervenait hier dans le cadre de l’atelier « Construire un regard politique », ça a été pour moi une « émotion politique » : entendre cette parole m’a donné envie de faire un film, d’aller à la rencontre de ces soignants, d’observer cet acte de résistance qu’est leur pratique. Ce projet a intéressé Thomas Ordonneau et il m’a accompagné dans l’écriture du film.
Comment l’avez-vous écrit ?
Pendant deux ans, je suis allé toutes les semaines aux Baumettes suivre le travail des soignants. C’était compliqué parce qu’aux yeux de l’administration pénitentiaire je n’étais pas cinéaste. Le chef de service n’était pas opposé à mon projet de film mais il voulait qu’on y réfléchisse ensemble. Il voulait que je vienne les observer, que je prenne la température de la prison, que ceux qui y travaillent voient s’ils pouvaient m’accepter. Après cela, ils me donneraient, ou pas, l’autorisation de faire mon film. Donc pendant deux ans je ne savais pas s’il allait se faire, si j’allais pouvoir gagner ma place à la prison. Au final, Catherine m’a dit OK, que ma présence était une évidence pour eux. Dans le dialogue avec les soignants, j’ai aussi construit une idée collective du film. « Être là », c’est ma présence, c’est celle des soignants, celle des patients, c’est une présence partagée. Le film est aussi un désir de travailler ensemble. Pendant la période d’observation, j’écrivais un journal de repérages. Il a alimenté une première écriture qui m’a permis d’obtenir des aides, le Fonds d’Aide à l’innovation du CNC, la bourse Brouillon d’un rêve, l’aide à l’écriture de la Région. J’ai aussi été nourri par le journal de la soignante Sophie, le personnage principal du film que l’on suit et qui revient sur ses dix ans de pratique aux Baumettes. À partir du moment où l’équipe soignante a accepté ma présence, j’ai travaillé sur l’écriture pour l’Avance sur recettes. Cette version est très proche du film que j’ai fait. C’est un film très écrit. Après l’obtention de l’Avance sur recettes, tout est allé très vite.
Aviez-vous filmé pendant les deux années d’observation ?
Non. Pour l’administration je n’étais pas cinéaste, et c’est très compliqué d’obtenir des autorisations de tournage quand on n’est pas accueilli par l’administration pénitentiaire. Si elle a fini par accepter le projet, elle m’a donné pour contrainte de tourner en quinze jours maximum. C’était difficile parce qu’il n’était pas évident de faire accepter la présence de la caméra et du preneur de son aux patients et aux soignants.
Cela a t‑il changé quelque chose dans leur façon d’être par rapport à ce que vous aviez observé pendant deux ans ?
Évidemment oui, le rapport à l’image n’est pas le même que le rapport à l’écoute. Mais finalement, ce que j’ai obtenu en quinze jours de tournage a correspondu avec ce que j’avais écrit et imaginé. Car j’ai été nourri par ces deux ans d’écoute. Les choses se répètent même s’il y a des surprises. Au moment de tourner, je savais comment accueillir ce qui se présentait.
Avant même de tourner, votre présence d’observateur n’a-t-elle pas gêné le travail des soignants et des patients ?
Ces patients, ce sont des détenus, et ils ont envie de parler d’eux, de leur histoire, de leur quotidien difficile et méconnu. Même si on a l’impression de savoir ce qui se passe en prison, notamment parce qu’il y a eu beaucoup de films sur le sujet, en fait on ne sait pas tant qu’on n’y a pas été. La prison c’est la marge, la maladie mentale en prison c’est la marge de la marge, c’est vraiment le lieu de relégation extrême, l’enfermement dans l’enfermement. Patients et soignants, qui sont dans un lien d’humanité, ont envie de partager ça. Être là n’est pas un film sur la folie en prison mais sur la nécessité du lien de fraternité. Mon travail, c’est filmer le travail, les soignants et leur écoute, leur regard. C’est dans leur regard que l’on voit les patients. Mais ils sont quand même aussi là à travers ce qu’ils ont envie de nous dire.
Certains ont-il opposé une résistance à votre présence ?
Très peu. Deux patients en grande crise n’étaient pas aptes à comprendre qui on était. Avec certains, nous n’avons même pas fait la démarche.
Le fait de ne pas montrer le visage des patients était-il un choix préalable ou était-ce dû à une interdiction de les filmer, de leur part ou de celle de l’administration pénitentiaire ?
C’était un désir formel de construire le film sur le travail ainsi qu’une impossibilité administrative. Aux Baumettes, qui est un centre de détention et non une centrale, les gens ne sont pas encore jugés. Nous n’avons pas le droit de filmer leur visage tant que leur peine n’a pas été prononcée. Mais pour moi, c’est important de filmer ceux qui ont envie d’être filmés, au-delà de l’interdiction. C’est ce qu’ont fait Stéphane Mercurio dans À l’ombre de la République et Catherine Rechard dans Le Déménagement par exemple, ils ont filmé les détenus même s’ils n’en avaient pas le droit. D’après la loi, on peut filmer les gens en centrale. Mais dans les conventions signées avec les administrations pénitentiaires, une clause dit qu’on ne le peut pas, au nom du droit à l’oubli. Donc ces conventions ne sont pas vraiment conformes à la loi. Stéphane Mercurio a filmé dans une centrale des gens qui, selon la loi, pouvaient être filmés. Elle n’a pas tourné en maison d’arrêt comme je l’ai fait. Mon travail se faisait beaucoup sur le hors-champ. Par exemple, quand une soignante parle des effets secondaires des neuroleptiques, du visage, des émotions, des patients qui en prennent, quand elle décrit leurs gestes, qu’on la voit observer leurs scarifications, leurs coupures, nous voyons, ou imaginons, à travers son regard, les patients.
Pourquoi le choix du noir et blanc ?
Pour plusieurs raisons. J’ai assisté à une réunion où une soignante expliquait aux surveillants qu’ils devaient faire attention à ne pas dire aux patients quelque chose le matin et le contraire l’après-midi, parce que ces derniers ne sont pas en mesure de le comprendre. Elle disait qu’en prison, pour les patients, il n’y a pas de nuances, pas de gris, c’est soit noir soit blanc. Pour moi ce noir et blanc, cette anesthésie du sens, c’est aussi ce qu’on ressent en détention. Pour moi, la prison est un univers en noir et blanc.
Pouvez-vous nous en dire davantage sur la pratique particulière de l’équipe de Catherine Paulet ?
À l’époque où je filmais, le gouvernement de Sarkozy avait fait le choix de soigner le symptôme à coups de médicaments. Donc la pratique du soin que je filmais était fragilisée, elle appartenait déjà au passé. J’ai vu une évolution pendant les années où j’ai travaillé en psychiatrie. Il n’y a plus de structures pour les malades les plus difficiles, ils sont à la rue ou en prison. La réalité de notre pays aujourd’hui est que la maladie mentale se situe là, dans ces lieux de relégation, qu’on est plus sur le retour de la camisole de force que sur le lien social. Toute une partie des psychiatres collabore avec le système, en étant là pour faire du contrôle social. Ça n’est pas moi qui le dit, c’est Catherine Paulet. J’ose espérer que la pratique que défend son équipe va retrouver une certaine place. C’est aussi la raison pour laquelle on fait des films. Je savais que la psychiatrie était en crise, comme l’éducation, la justice, et d’autres secteurs, et je trouvais important de le formaliser. Mon film est une réflexion sur la psychiatrie mais aussi sur toute la société. C’est rabattu comme formule, mais il interroge le « vivre ensemble ».
On rit beaucoup dans votre film…
Tout simplement parce que c’est un lieu de vie, avec des patients qui sont drôles et qui savent échanger avec leurs soignants. Le soin est un lieu d’accueil, la contrainte n’y est qu’un outil exceptionnel. Les soignants rient aussi entre eux, parce qu’ils ont besoin de décompresser.
Avez-vous vu les patients seuls ?
Non, car ça n’est pas un lieu où ils sont isolés. Mon film n’a pas pour sujet la parole du patient mais le travail des soignants avec lui. Montrer ce travail permettait d’éclairer les textes de Sophie. Par contre, j’avais un vrai lien avec eux, on discutait, ils savaient pourquoi j’étais là. Mais dans le cadre du tournage, la règle était claire.
Pourquoi avoir choisi de faire lire à Sophie des extraits de son journal ?
Elle a aussi écrit des choses exprès pour le film. Ce qu’on entend est une écriture, pas une pensée dite, c’est l’acte d’écrire qui est lu, c’est pour ça que c’était important qu’elle le lise et non qu’elle le récite. Filmer cette lecture était un temps documentaire précieux. C’est une prise de parole politique.
Comment avez-vous travaillé avec le compositeur de la musique originale ?
C’est Gildas Étévenard qui l’a composée. Il l’a écrite en fonction du rythme des dialogues et de celui des bruits de la prison, les portes, les clés, les voix de ceux qui y habitent. La proposition musicale renvoie à la percussion du lieu, à la musicalité de la prison.
Les patients ont-ils vu le film ?
Pas encore, parce qu’avec l’administration pénitentiaire il n’est pas évident de retourner montrer le film. Les soignants l’ont vu. Il y avait un contrat tellement fort entre les gens filmés et moi qu’ils ont trouvé dans le film ce qu’ils en attendaient. Il ressemble à mon approche avec eux.