Un atelier scolaire filmé et projeté en salles ? L’idée ne dit a priori rien qui vaille. Nous, Princesses de Clèves esquive heureusement tous les pièges : didactisme, angélisme, voire propagande institutionnelle à travers la mise en avant d’une expérience « pilote » (on pouvait craindre un Ce n’est qu’un début où les apprentis-philosophes des classes maternelles auraient été remplacés par des lycéens des quartiers dits « difficiles»…) Le film de Régis Sauder se hausse ainsi au niveau des meilleurs documentaires : ceux qui, en portant une belle attention à leur sujet, témoignent de l’époque et débordent sur l’universel.
En septembre 2008, à l’initiative du documentariste Régis Sauder et de son épouse enseignante, un atelier de lecture a été mis en place au lycée Diderot, établissement des quartiers nord de Marseille classé en « Zone d’Éducation Prioritaire ». Quelques dizaines d’élèves de première et de terminale se sont portés volontaires pour étudier, une année durant, La Princesse de Clèves. Le réalisateur a filmé ces jeunes garçons et ces jeunes filles lisant à voix haute ce classique de la littérature française, le récitant ou le jouant (de manière étonnamment convaincante), mais surtout le confrontant à leur propre expérience.
Nous, Princesses de Clèves organise ainsi la rencontre entre un texte de plus de trois siècles et des adolescents d’aujourd’hui, principalement des jeunes filles, pour la plupart issues de l’immigration. Il ne s’intéresse guère à l’institution scolaire, reléguée dans le hors-champ – sauf dans une séquence consacrée aux oraux du bac blanc, où l’inadéquation du système d’évaluation et sa dimension violemment normative sont subtilement mises en évidence. Le documentaire préfère donner directement la parole aux élèves, sans médiation. À la façon dont la mise en scène se met à leur écoute, ne cherche pas à leur arracher des confidences et leur laisse le temps de formuler leur pensée, on sent rapidement que Régis Sauder n’a pas pour objectif d’illustrer une thèse ou de démontrer un quelconque présupposé sur l’intemporalité ou l’universalité du roman. En cherchant à apprendre plutôt qu’à enseigner, il fait ainsi œuvre de documentariste plutôt que de directeur de conscience.
Plus qu’un simple prétexte, le roman de Madame de La Fayette se révèle, par son sujet, un excellent choix pour aborder les questions du rapport à la famille et aux conventions sociales. Son analyse amène les élèves à développer des rapprochements tout à fait pertinents – leurs raisonnements apparaissent même plus éclairants que ceux du conservateur de la Bibliothèque Nationale qui les reçoit à l’occasion d’une excursion parisienne, et qui développe une intimidante vision patrimoniale aux accents grandiloquents. Pour autant, le documentaire ne cherche pas à présenter ces jeunes gens comme plus lucides qu’ils ne sont en réalité. Lorsqu’ils voient dans La Princesse de Clèves un roman d’Amour-avec-un-grand‑A (tel que ce sentiment est aujourd’hui idéalisé), ils occultent ainsi ce que le livre a de plus intéressant et de plus moderne : son analyse du contrat de mariage qui fait de la femme un simple bien mobilier. De même, leur indulgence envers le personnage de Madame de Nemours – archétype, dans le roman, de la mère prête à sacrifier le bonheur de sa fille à la bienséance et à l’honneur, mais perçue par ces jeunes gens du XXIème siècle et leurs parents comme une figure étonnamment positive et protectrice –, rappelle l’attristante permanence d’une certaine condition de la femme, soumise à sa famille en attendant de l’être à son mari…
Formellement, le film n’est pas exempt de tout défaut – on note par exemple le choix un peu trop évident d’accompagner certaines séquences de morceaux de musique baroque. Mais s’il ne révolutionne pas l’art de la mise en scène, Nous, Princesses de Clèves, par la qualité de son regard, remplit amplement son contrat documentaire. Grâce à un long et patient travail d’approche et de mise en confiance, Régis Sauder est parvenu à capter la spontanéité de ces adolescents sans brusquer leur pudeur, à révéler leurs frémissements intérieurs à l’aide de gros plans jamais inquisiteurs ou intrusifs. Nous, Princesses de Clèves dresse ainsi le portrait à la fois touchant et convaincant de toute une jeunesse écartelée entre rêves d’émancipation et respect des racines, soif d’amour et lucidité sur les rapports entre hommes et femmes, désir de reconnaissance et défiance envers une société qui lui assigne un rôle qu’elle refuse d’endosser, qui lui renvoie une image dans laquelle elle ne se reconnaît pas.
On se souvient qu’en 2006, Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, s’indignait en ces termes qu’un roman du XVIIème siècle pût figurer au programme d’un concours de la fonction publique : « Je ne sais pas si cela vous est souvent arrivé de demander à la guichetière ce qu’elle pensait de La Princesse de Clèves… Imaginez un peu le spectacle ! » Depuis cette déclaration où mépris de la culture et mépris de classe se mêlaient inextricablement, l’œuvre de Madame de La Fayette est devenue l’étendard inattendu de l’antisarkozysme bon teint. Fort heureusement, le film de Régis Sauder n’adopte pas la posture agaçante de ceux qui, pour s’arroger un brevet de subversion, se contentent d’arborer un pin’s « Je lis la Princesse de Clèves ». Le projet du film date en réalité d’avant cette affaire, qui n’est jamais évoquée. Pour autant, il constitue la réponse rêvée au chef de l’État et à sa vision ultralibérale d’une société entièrement régie selon des critères de rentabilité et d’efficacité, et faisant fi du rôle du patrimoine culturel dans la construction d’individus pensants et autonomes.
Nous, Princesses de Clèves rappelle ainsi que la haute culture n’est pas réservée aux gens bien nés : tout comme les guichetières, les adolescents des quartiers nord de Marseille aussi ont le droit – et le désir – de s’y confronter. Ce n’est pas le moindre des mérites de ce « petit » documentaire que de le rappeler.