Il s’agit au départ d’une équation pour producteurs : comment poursuivre l’exploitation du filon Jason Bourne, devenu la référence indépassable du cinéma d’action moderne, sans Jason Bourne ? Comme le rappelle son titre, le film vit plus volontiers sur « l’héritage » qu’il n’impose de nouveaux standards. Pourtant Jason Bourne : l’héritage est une suite/un spin-off qui remplit excellemment son office, et se permet même d’avoir une identité propre. Sans pouvoir toutefois s’émanciper de son statut, ni s’empêcher, par instants, de tout vouloir refaire – l’horizon, souvent discernable dans une suite, du remake voire du palimpseste.
C’est peu dire que l’héritage de Jason Bourne avait été pillé par les wannabe avant que « l’héritier officiel » ne soit convoqué pour en prendre possession – même 007 s’est servi. Outre la nécessité de se repositionner en leader face à la concurrence, l’enjeu premier du film de Tony Gilroy, scénariste des trois premiers opus, se résume souvent pour ses spectateurs à la sempiternelle question : la suite (le « sidequel », plus précisément) est-elle digne des épisodes précédents ? Exercice par définition contraint, ce quatrième volet remplit indéniablement le contrat, et en dénoncer l’opportunisme commercial revient certes à oublier que ce dernier n’était pas absent des épisodes 2 et 3 – Paul Greengrass ayant su hausser le niveau tant et si bien que personne n’y trouva finalement à redire. Le film, dont l’action se déroule simultanément à celle de la trilogie, se situe plutôt habilement dans son écho, soit la panique et la frénésie qui s’emparent des services américains lorsque leurs programmes de super-assassins « Treadstone » et « Blackbriar » se trouvent exposés au grand jour par l’entremise de Jason Bourne, ce dernier devenant l’élément déclencheur d’une vaste opération d’enfouissement des expériences connexes, et son successeur (son double) Aaron Cross, nouvelle créature échappant à son créateur, la victime collatérale de ce remue-ménage. Question suivante : Jason Bourne : l’héritage apporte-t-il quelque chose de neuf ? À première vue, c’est encore un peu la même histoire, filmée et montée un peu pareil. Esthétiquement parlant, il s’inscrit dans la ligne, ni plus ni moins, même si dans la veine maniériste post-radicalité greengrassienne, et sans atteindre complètement son modèle, Tony Gilroy vaut mieux qu’un simple épigone – précisons qu’il faut apparemment tirer un coup de chapeau à Dan Bradley, son réalisateur de seconde équipe, spécialiste des scènes d’action et familier de la saga.
On relève bien une certaine tendance à la surenchère, déjà présente dans La Vengeance dans la peau, lorsque le film se confronte explicitement à ses prédécesseurs, pour une poursuite à pied puis à moto ou des combats opérés par un Jeremy Renner presque plus expéditif encore que Matt Damon, ou avec la multiplication quasi comique de programmes tous plus létaux les uns que les autres, d’agences toujours plus secrètes, d’hommes de l’ombre toujours plus puissants, d’agents toujours plus implacables : « Il n’y avait pas qu’un seul agent », assène la tagline sur l’affiche, c’est une litote… Mais L’Héritage offre quelques séquences assez formidables dès son premier tiers, avec notamment l’escalade d’une façade façon démo de jeu vidéo Assassin’s Creed, cousine du fameux saut par la fenêtre de La Vengeance dans la peau – saine émulation ou redite. Surtout, s’il ferraille avec Greengrass dans ses scènes d’action, ce quatrième épisode circonscrit étonnamment ces dernières et ne s’essaie pas, hormis sur la fin, à épouser le tempo démentiel du troisième volet, d’une intensité paroxystique. Rythmée comme il faut, la chasse à l’homme laisse les scènes s’installer et les dialogues se prolonger, sans impatience, jouant de leur tension dramatique propre autant que de l’emballement généralisé.
Il n’est pas inutile de s’en souvenir : la production n’a pas seulement confié les clés de la saga à son scénariste (ainsi qu’à ses deux frères, Dan et John, respectivement coscénariste et monteur), elle les a ce faisant remises au réalisateur du trop peu prisé Michael Clayton. Perpétuant sous une autre forme l’œuvre « anthropologique » de ce dernier, Jason Bourne : l’héritage trouve ainsi sa singularité dans la capacité de son metteur en scène à communiquer sa vision d’un univers pourtant archi-vu et revu. Là où les trois premiers Bourne, narrés avec une maestria plutôt rare dans le genre, reposaient sur le dévoilement progressif de la vérité, Tony Gilroy se concentre d’abord sur l’observation du monde glacé de l’espionnage soudain porté à ébullition, ses manipulations médiatiques, son inhumanité fondamentale, sous la lumière crue (et très conforme à la charte) de Robert Elswit, chef opérateur de Paul Thomas Anderson déjà à l’œuvre sur Clayton. S’en dégage une force inattendue : quand bien même le thème est rebattu, rarement dans un « tentpole » (et de façon plus frappante que dans les précédents volets) a‑t-on ressenti à ce point la cruelle solitude de ses habitants (cf. Oscar Isaac), la sécheresse absolue des rapports humains qui caractérise cette sphère de pouvoir (et d’autres, comme celle de Clayton), qu’il s’agisse de se débarrasser d’agents devenus gênants, d’exécuter sa tâche sans vouloir songer aux conséquences (ainsi le personnage de Rachel Weisz, ou ces opérateurs pilotant des drones à distance), mécanique dont on sait la sinistre universalité, ou d’exécuter sa cible après l’avoir baladée le temps nécessaire (l’interrogatoire glaçant de cette même Rachel Weisz, scène remarquable). La robotisation de l’exécutant au service d’une organisation, déjà illustrée lors d’une séquence dans un labo façon Un crime dans la tête, atteint son point culminant avec l’apparition d’un agent ultime, sorte de T‑1000 insensible à la douleur et dénué d’expression.
On distingue un exécutant (puisque le cinéaste en est un, lui aussi…) moyen d’un brillant par sa capacité à pervertir la commande pour y poursuivre son œuvre. Si Tony Gilroy y parvient par instants, ce n’est toutefois pas sans contrepartie : en retour, cette froideur semble presque congeler la psychologie des personnages, et là où Paul Greengrass et Doug Liman (sans parler de Matt Damon) attachaient le spectateur à leur héros, Gilroy ne parvient pas tout à fait à susciter la même passion pour le sien. Cela tient-il pour partie au sentiment permanent qu’il dessine d’après calque (Manille se superposant à Tanger), pendant implicite de cette manière, explicite elle, de citer sans cesse les événements fondateurs de la trilogie – plan d’ouverture, scène finale et musique, capsule sous la peau ? Jason Bourne, tueur amnésique, avait pour particularité de se découvrir en même temps que les spectateurs le découvraient, de leur faire ainsi éprouver le drame (classique mais efficace) d’un homme en pleine résurrection, avant d’entrer en mode vendetta. Aaron Cross, paraît-il formé pour les « missions à haut risque » plus que pour le meurtre, sait qui il est, et son identité, aussi fausse que celle de son devancier, n’est cependant pas problématique. Il a beau être incarné par un remarquable acteur et s’humaniser avec la découverte de ses faiblesses, sa quête se résume, outre la fuite, à assurer sa survie en allant jusqu’au bout du processus de transformation biologique qu’il a engagé, et n’implique pas de totale remise en question – contrairement à Bourne ou Clayton, voire au personnage de Rachel Weisz. La saga ne permettant pas qu’on aille jusqu’à faire de « l’héritier » un pur antihéros (dommage ?), son ambiguïté est sa richesse, répliqueront certains, quand bien même le film ne la recherche pas et tente de convoquer via un flashback une (unique) rencontre au sommet entre le chasseur Norton (Byer, « le type qui fait pas de sentiments ») et le chassé Renner (« le type qui sort des sentiers battus ») pour affirmer sa nature de rebelle hanté par des scrupules – pas trop invalidants, fort heureusement. Aaron Cross n’est pas une machine, et proteste même à plusieurs reprises contre la froideur de son univers. Mais il n’est pas plus un héros moral se dressant contre la conjuration des pourris, et rencontrant au cours de sa rédemption des relais ; simplement un soldat perdu, accro aux médocs, qu’on veut éliminer et qui tente de survivre, sans trop remettre en cause son adhésion initiale au programme, ou s’interroger véritablement sur son être : enjeux moins forts, implication moins grande. Au fond, sans bien entendu s’y soumettre, Cross ne questionne pas la logique de son élimination, laquelle apparaît presque justifiable, vu le contexte – Byer, lugubrement pragmatique, assassine ses assassins et jugule la contagion.
À force de tricoter autour de Jason Bourne, il faut donc avouer que ce dernier vient à manquer. Faiblesse consubstantielle… ou habileté suprême, puisqu’il s’agit de préparer leur éventuelle réunion dans un cinquième volet. On passera sur quelques invraisemblances auxquelles la saga ne nous avait pas forcément habitués (théorie scientifique branlante, récupération en mode express du héros…), quelques facilités ou petits ratés dramatiques, ce couple un peu artificiel, une Rachel Weisz un peu trop jolie, un Edward Norton un peu raide. La qualité du produit est flagrante. Peut-être est-on juste repu, après une décennie de systématisme bournesque : imitée à outrance, la franchise-référence a grandement contribué à améliorer l’ordinaire du film d’action, par son rayonnement, mais elle risque aujourd’hui d’évoluer en sclérose du genre. Sans surprise puisque conforme aux attentes, venant après trois aînés adulés et une pelletée d’ersatz, Jason Bourne : l’héritage est inévitablement le moins marquant et le moins vertigineux des films de la saga, alors même qu’il n’est en définitive pas loin d’être le plus profond. La fin est plus ou moins expédiée, mais à quoi bon se donner la peine d’être conclusif puisqu’on peut se contenter d’un clin d’œil appuyé à La Mémoire dans la peau (son début comme sa fin), pour signifier qu’on ne clôt pas une tétralogie mais qu’on rouvre sur des suites, lesquelles nous rediront sans doute la même chose, en termes de grammaire visuelle au moins (sauf rupture skolimowskienne, cf. Essential Killing), et sans toujours offrir une telle vision.
La CIA produit le programme à super-soldat, Hollywood produit le super-film à super-héros – au sens large. Correspondance facile, le film finit par rappeler un peu son objet, l’histoire de ce super-espion fabriqué et manipulé par une armée travaillant main dans la main avec les Mengele de l’industrie/la recherche médicales, cobaye froidement formé et sacrifié par des gens qui assument (Norton) ou s’arrangent à leur façon avec la morale (Weisz). L’entreprise, menée au nom de l’intérêt supérieur de l’État, est naturellement d’un cynisme absolu mais aussi diablement cinégénique ; son pacifique reflet hollywoodien, mené par une production qui invoque sans rire l’intérêt supérieur de l’expansion d’un monde narratif, tout en employant à son tour la gestuelle géniale de l’assassin, se paye le luxe de « dénoncer » cyniquement le cynisme qu’il exploite visuellement. Mais si le personnage d’Edward Norton a au fond raison de faire ce qu’il fait, il faut bien admettre que les studios aussi. Tony Gilroy y a‑t-il songé ? Le froid s’insinue partout.