Avec Essential Killing, dont le titre programmatique pourrait être traduit par « tuer pour survivre », Jerzy Skolimowski signe un objet fascinant, à mi-chemin entre une déambulation hallucinée à la Gerry et le survival pur et dur. Fruit un peu monstrueux de ce croisement entre l’efficacité du film d’action et la radicalité du film d’auteur, Essential Killing s’appuie sur une mise en scène puissante et témoigne d’une cohérence presque jamais prise en défaut.
Un taliban se terre dans les anfractuosités d’un canyon aride. Seul et à bout de souffle, il essaie d’échapper à l’attention des troupes et des hélicoptères américains qui quadrillent la zone. Fait prisonnier et transféré vers une destination inconnue, il s’évade et s’enfonce dans un paysage sibérien, impavide et hostile. Alors que la chasse à l’homme reprend, il fuit sous le regard d’animaux curieux ou indifférents. Réduit lui-même par les circonstances au rang de bête pourchassée, il n’est plus mu ni défini que par son seul instinct de survie.
C’est cet instinct primordial que traque Jerzy Skolimowski pendant 83 minutes très denses. Comme ses œuvres précédentes (Walkover, Travail au noir…), Essential Killing retrace le parcours d’un homme ordinaire aux prises avec un système complexe et insaisissable qui nie ses droits et son individualité ; et comme dans Quatre nuits avec Anna qui marqua en 2008 le retour remarqué du cinéaste polonais après près de vingt ans d’absence, il conserve vis-à-vis de la victime expiatoire qu’il filme un curieux mélange d’empathie et de distance.
Empathie, parce que tout est fait pour nous faire partager le calvaire du fuyard, dont la mise en scène épouse totalement le point de vue, en recourant notamment, par moments, à la caméra subjective. Pour incarner ce personnage principal (et quasi unique), le choix de Vincent Gallo, acteur magnétique au regard empreint d’un mélange unique de douceur et d’intensité fiévreuse, favorise immanquablement l’identification. Le film est rythmé par ses halètements et pas le crissement de ses pas sur la roche puis sur la neige : grâce à ce travail sur le son, Essential Killing procure au spectateur l’impression physique (et éprouvante) de participer lui aussi à cette course éperdue.
Distance, parce que le film est dégraissé de toute psychologie. On ne sait rien de ce taliban, dont le nom n’est même jamais prononcé – on n’apprendra qu’au détour du générique de fin qu’il s’appelle Mohammed. Ses pensées ne nous sont accessibles qu’au travers de ses actes, qui ne semblent dictés que par des pulsions : la peur, la faim, le froid, la fatigue et le désespoir. L’absence d’intériorité n’est menacée que par quelques inutiles flash-backs, à l’onirisme trop léché ; s’ils jurent avec la belle sécheresse du film, ils sont heureusement trop peu nombreux pour la gâcher.
Si la mise en scène s’attache aux détails les plus prosaïques, elle tend également vers l’abstraction, notamment à travers les décors au dépouillement biblique et aux résonances fortement symboliques : falaises décharnées, forêt enneigée. Le sens de l’espace de Skolimowski lui permet de tirer de ces paysages presque irréels des plans d’une beauté à couper le souffle. Le symbolisme du film, fortement imprégné de mystique chrétienne (le martyr musulman a des allures paradoxalement christiques), est encore renforcé par l’attention portée aux couleurs : le cadre déteint ainsi sur le « héros », qui troque son uniforme de prisonnier à l’orange agressif contre des vêtements gris, puis endosse un uniforme blanc bien vite maculé de boue et de sang. Il se décolore en même temps qu’il se dévitalise, jusqu’à se confondre avec son environnement. Dans sa dernière partie, Essential Killing, en plus d’être quasi-muet, pourrait avoir été tourné en noir et blanc, s’il n’était également strié de rouge…
Pour autant, le film ne se réduit pas à un exercice de style formaliste sans portée autre que vaguement allégorique. Le choix de forcer le spectateur à s’identifier à un moudjahid afghan et à partager sa peur et ses souffrances vaut ainsi bien des discours édifiants sur la guerre, et bien des engagements tonitruants. Skolimowski n’hésite d’ailleurs pas à montrer les formes de torture « modernes » et insiste sur la perte de repères de prisonniers masqués, entravés et ballottés comme des sacs ; dans ces passages-là, son film évoque immanquablement les images d’Abou Ghraïb et de Guantanamo, et à tous ces camps secrets où la CIA parque les ennemis de l’Amérique pour les y « interroger ». De même, la supériorité écrasante de l’appareil militaire américain est subtilement mise en évidence par la décontraction générale dont ses agents font preuve, une décontraction qui va toutefois être bien mise à mal par l’obstination de l’évadé à ne pas se laisser reprendre…
Pour autant, la pertinence du film faiblit dans sa dernière demi-heure : à partir du moment où le personnage a semé ses poursuivants et n’a plus personne à fuir, Essential Killing se met lui aussi à s’essouffler et à ne plus trop savoir dans quelle direction courir. Le systématisme dans la violence (le meurtre du bûcheron, l’agression de la cycliste) finirait même par flirter avec une certaine gratuité, si la rencontre entre l’évadé et une femme seule qui lui offre asile – et lui permet de s’extraire de la brutalité du monde extérieur – ne venait sauver le film de la misanthropie poisseuse qui menaçait de l’engloutir. Essential Killing retrouve alors la grâce, et peut reprendre sa course vers une conclusion logique, sèche et poignante.