Un petit ovni étrange, risqué, bardé de bonnes idées, forgé d’un matériau éclectique et impur, qui laisse dans le flou quant à ses intentions : c’est ainsi que l’on pourrait présenter Je veux être une actrice, le quatrième long métrage du réalisateur belge Frédéric Sojcher. Car au-delà du plaisir très direct d’entendre des comédiens raconter leur métier, on ne peut qu’être interrogateur quant à l’authenticité de ce film « d’acteurs » orchestré par un Frédéric Sojcher que l’on connaît roublard et amateur d’un cinéma très « méta ».
Comment peut-on être acteur ?
À un premier niveau, le pitch du film est pourtant simple : suivre le parcours de Nastasjia, dix ans, fille du réalisateur, qui rencontre une poignée de comédiens célèbres et les interroge sur le métier d’acteur, au cinéma et au théâtre, leurs techniques, leur vision, leurs difficultés… Accompagnée par son père, une simple caméra et une perche, Nastasjia arpente donc Paris et y retrouve plusieurs acteurs qui ont accepté de se prêter au jeu : Patrick Chesnais, Jean-François Derec, Jacques Weber, Denis Podalydès, Micheline Presle, Michael Lonsdale. L’apprentissage par la rencontre, c’est le programme documentaire promis par Sojcher à sa fille – et au spectateur. Tour à tour, chacun entame une discussion avec l’enfant, très directe et personnelle. On y entend notamment que le métier d’acteur réside dans une attitude, que le personnage doit exister « comme un chien existe, sur scène », par sa simple présence.
Le regard social porté sur l’acteur est souligné à l’occasion de deux dîners qui se font écho en début et en fin de film : un dîner de famille chez les Chesnais et un autre chez les Sojcher. Chez les uns, tout le monde est (ou veut devenir) acteur, c’est une évidence, le seul accomplissement valable ; chez les autres, un regard frileux et méfiant est porté sur ce parcours risqué, et on fait plutôt l’apologie de la vie normale et utile. Ces scènes insistent directement sur la question de l’héritage et de la transmission intergénérationnelle du métier d’acteur : entre capital culturel, volonté propre et identification psychologique aux parents, la question du désir de jeu pose problème et est laissée en suspens par le film. Ce point est d’ailleurs souligné explicitement par Frédéric Sojcher : « Je ne veux pas que tu exauces mes rêves », explique-t-il à sa fille d’un ton embarrassé. Plus tard, Nastasjia est interrogée sur ce qu’elle voudrait faire si elle ne devenait pas actrice. Désireuse de devenir comédienne à la fois pour le jeu et pour la célébrité, elle répond qu’elle n’a aucune d’idée de ce qu’elle aimerait faire d’autre… avant d’avouer qu’elle aimerait simplement jouer avec ses amis – conclusion qui n’est pas sans rappeler les mots de Rousseau dans L’Émile : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre. »
Le jeu du documentaire
Mais les entretiens sont courts, et ne laissent qu’entrapercevoir l’étendue de l’expérience que chaque acteur pourrait être amené à délivrer. De fait, l’enjeu central semble plutôt se nouer autour de l’artificialité de la démarche propédeutique de Sojcher (père), et des effets de miroirs entre posture d’acteurs, d’enfant et de réalisateur. Le spectateur, corseté entre un dispositif d’accompagnement dont il a rapidement saisi les enjeux, et l’interprétation difficile de la spontanéité de ce qu’il voit, est laissé dans un certain trouble : quelle est la part de ce qui est vrai, et de ce qui est préparé, dans ce documentaire faussement naïf ? Sous ses dehors de film spontané et « fait maison », Je veux être une actrice se révèle être en réalité savamment orchestrée : la démarche est préparée par le père, les acteurs ont déjà joué sous sa direction, et, bien que Nastasjia irradie l’écran de sa présence, le « je » du titre pose question – Nastasjia est-elle vraiment le regard central du film ? Je veux être actrice n’est pas un home movie aussi naïf qu’il essaye de le faire croire, d’autant que l’on connaît Frédéric Sojcher comme un réalisateur malin, auteur d’un faux documentaire-enquête H.H. Hitler à Hollywood, d’un court-métrage, Climax, sur un tournage difficile, ou encore d’un film sur le cinéma amateur Cinéastes à tout prix.
Constamment en scène, on peut s’interroger sur la façon dont ce père-cinéaste, qui reste le pivot du film, met en scène le regard de sa fille. Ce double jeu de regard est assumé, Sojcher ayant pris soin de désamorcer ce point en incluant à l’image l’ensemble du dispositif : lui-même, le grand père, la petite équipe technique, et même le compositeur, Vladimir Cosma, filmé au piano ou à son bureau. Dès lors, c’est l’attitude de l’enfant elle-même vis-à-vis du film qui est la plus intéressante.
Podalydès ouvre la brèche : « Tu joues là ? », demande-t-il à Nastasjia. Elle, surprise, se défend de jouer et affirme qu’elle réserve le jeu aux exercices de théâtre à l’école. Mais lorsque Podalydès lui parle de Roméo et Juliette, et qu’elle commence à réciter les beaux vers de Shakespeare, c’est la mécanique soigneusement huilée de Frédéric Sojcher qui s’empare de l’écran – puisque celui-ci avoue, hors film, avoir préparé sa fille à cette situation pour provoquer la surprise de l’acteur. Dans l’ensemble du film, Nastasjia semble sur la brèche, légèrement maquillée, à la fois elle-même et dans le contrôle, sous l’œil de la caméra. C’est en soi une posture de cinéma intéressante, puisque la jeune fille devient actrice de sa propre quête, sous la caméra documentaire qui la suit dans sa démarche. Mais le film aurait pu aller plus loin, et questionner la nature fondamentalement ambiguë du jeu chez l’enfant, dans son quotidien plus que sur scène (ne dit-on pas d’un enfant qui fait un caprice, qu’il « joue la comédie ? »), présupposant au contraire une opposition nette entre l’innocence enfantine et les mascarades adultes.
Cet intéressant jeu de dupes est en réalité au principe même du film. Au désir initial de Nastasjia, être actrice, répond de manière symétrique le désir du père : je veux être réalisateur. Cet usage fondamentalement ambigu de la famille au cinéma, tendu entre hommage et instrumentalisation, trouble le jugement du film ; mais c’est finalement aussi là toute sa malice : sa capacité à exaucer, dans un geste autoréalisateur, le désir de comédie de l’enfant, et celui de réalisation du père. Après cet habile film de famille, on est curieux de connaître le prochain projet de Sojcher, et de voir ce que son regard sur le cinéma peut produire dans un dispositif de plus grande ampleur.