De passage en France, le réalisateur de Lagaan, Ashutosh Gowariker, nous parle de son nouveau film, Swades, de l’industrie cinématographique indienne et de ses projets d’avenir…
Vos deux premiers films en tant que réalisateur ont été des échecs. Ce sont des films Bollywood « traditionnels ». Avec Lagaan, puis Swades, vous changez de registre, et décidez d’introduire des considérations politiques et sociales dans vos films. Pourquoi ce changement soudain ?
J’ai dix ans d’expérience en tant qu’acteur, et je suis devenu metteur en scène par hasard. Je connaissais les goûts du public, ce que les gens aiment voir, et je savais ce qu’il fallait faire. C’est ainsi que j’ai réalisé Pehla Nasha et Baazi. L’échec de ces deux films m’a fait réfléchir. Qu’est-ce qui n’allait pas ? J’avais mélangé trop d’ingrédients commerciaux. J’ai réalisé que si je devais faire un autre film, ce devait être quelque chose auquel je croyais. Et j’ai compris que ce qui m’intéressait le plus, c’était de combiner le divertissement et un certain type de message social – si possible. C’est ainsi que j’ai réalisé Lagaan et Swades. En fait, Swades est un scénario sur lequel je travaillais déjà pendant Lagaan. Mais je me suis dit qu’il valait mieux faire Lagaan d’abord, parce que ça me paraissait plus facile. Lagaan est une production familiale. Il y a un héros, un méchant, un trio amoureux… Swades est imprévisible. Donc, Lagaan a été réalisé en premier. Heureusement, il a marché. C’est une expérience incroyable, du point de vue du cinéma indien. La mentalité du public a changé, ce qui a permis aux réalisateurs, producteurs, scénaristes et financiers de voir les choses d’une autre façon, de faire des films auxquels ils croient. Cela m’a aussi permis de faire Swades. Bien entendu, Swades n’a pas été un succès commercial comme Lagaan. Si l’on veut un film qui marche au box-office, il faut faire un film d’amour. Après la romance, viennent le thriller, le film d’horreur, et la comédie. Swades arrive peut-être en cinquième ou en sixième position, celle des films qui transmettent un message social. C’est donc beaucoup plus difficile. Et pourtant, finalement, ce fut un assez beau succès. Le film a été apprécié en Inde, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, partout. Les critiques ont été très positives.
Qu’est-ce que le succès de Lagaan a changé pour vous ?
J’ai produit Swades. Quand je fais un film et qu’il a du succès, je m’en sers pour faire mon film suivant comme je le désire. Pour moi, la définition du succès est aussi simple que ça. Les histoires d’argent, devenir un homme riche, ce ne sont que des considérations secondaires. Donc, Lagaan m’a donné la possibilité de faire Swades. Et Swades me donne maintenant l’opportunité de faire le prochain, Jodhaa-Akbar, qui est un film au budget beaucoup plus important : c’est un film épique, historique, romantique qui se déroule au XVIe siècle.
Comment Swades a‑t-il été reçu en Inde ?
Il y avait deux types d’attente. Une partie du public est venue voir ce que j’avais fait après Lagaan. Et ce public s’est senti un peu interloqué. L’autre partie du public voulait voir ce qu’Ashutosh avait bien pu réaliser. Ceux-là ont été très positifs, très enthousiastes. En général, les réactions ont été extrêmement favorables, même si vous regardez les critiques. Certains n’ont pas aimé le film, mais tant d’autres n’avaient pas aimé Lagaan non plus lors de sa sortie… Les premières réactions sur Swades n’étaient pas bonnes. Et puis, certains journalistes ont rédigé une deuxième critique du film, en expliquant qu’ils n’avaient pas aimé, mais qu’à la deuxième vision, ils reconnaissaient s’être trompés. Et maintenant, tout le monde m’écrit pour savoir quant le film sortira en DVD, les gens ont envie de voir le film, de l’acheter, et j’en suis heureux. Il n’y a pas de fin au bonheur : évidemment, j’aurais préféré que Swades soit un succès au box-office. Mais je sais aussi que le genre ne le permet pas.
Lagaan et Swades ont beaucoup de choses en commun…
Vous avez raison. Lagaan est un film patriotique, Swades un film nationaliste. Lagaan raconte comment les gens doivent oublier leurs différences et s’unir. Dans Lagaan, le but commun est l’Empire britannique. Dans Swades, ce qu’ils cherchent à combattre, le méchant, est en eux. Mais ils finissent par s’unir. Donc, dans un sens, les deux films ont pour thème l’union entre les gens. Un but commun.
Avez-vous pensé Lagaan et Swades en fonction d’un autre public, plus occidental ?
Honnêtement, non, je ne pensais qu’au public indien. Ce qui m’intéresse, c’est la façon dont les Indiens réagissent à mon film, surtout pour Swades. C’est vrai que pour Lagaan, je me disais que les pays du Commonwealth, critiques envers l’Empire britannique, pourraient aussi s’identifier à mon message. Si vous allez au Pakistan, au Bangladesh, au Sri Lanka… ce sont des pays où l’on joue au cricket depuis l’occupation britannique. Je savais qu’il y aurait un public. Mais, Swades, non : je n’ai pas cherché à réaliser un film qui s’adresse à un public occidental. C’est un film pour les Indiens du monde entier. Mais je suis agréablement surpris, et heureux, que vous réagissiez si positivement au film.
Quand vous avez déjà en Inde des millions de spectateurs, quelle importance peut avoir le succès de votre film dans un petit pays comme la France ?
Je suis fasciné par la France, depuis longtemps, et le cinéma français m’a toujours intéressé, que ce soit celui de Truffaut ou de Godard. J’ai découvert la France à travers ses films. C’est agréable d’être apprécié dans un pays où l’art tient tant d’importance et n’est pas guidé par l’économie, ou considéré comme un produit. Je serais très heureux qu’un film qui a été réalisé pour un public indien soit aussi apprécié ailleurs, et particulièrement en France. J’espère que c’est ce qui se produira.
Pourquoi faire un film comme Swades dans le contexte commercial des studios de Bollywood ?
C’est une question très difficile. Imaginez qu’un réalisateur à Paris doive faire un film qui s’adresse non seulement à un public français, mais aussi espagnol, autrichien, tchèque, norvégien, suédois, finlandais… Vous imaginez la pression qu’il aurait pour faire un film pareil ? L’Inde est presque aussi grande que l’Europe, donc un réalisateur à Bombay doit faire un film qui… Vous savez, les gens me demandent si mon film va être projeté dans le monde entier. Généralement, ma réponse est que s’il est projeté dans chaque État de l’Inde, alors pour moi il a traversé le monde. En Inde, vous vous adressez à un pays fait de multiples cultures, de multiples mentalités et de générations différentes. Particulièrement avec un film comme Swades. Donc, il faut que j’utilise un porte-parole très populaire (en l’occurrence Shahrukh Khan) et je dois faire un film de trois heures avec entracte. Parce que le cinéma en Inde est un moment de fête. Vous allez voir un film, et à l’entracte, vous allez chercher vos cookies et votre coca. Ensuite, vous regardez la deuxième partie. Et bien sûr il y a la musique. Donc, tout en essayant de transmettre un message social, je pense que le divertissement est très important. Mais je ne veux pas sacrifier le contenu, le message de mes films. Je veux rester aussi honnête et sincère que possible.
N’avez-vous jamais pensé à faire un film hors des studios de Bollywood, sans chansons ?
Oui, je pourrais. Mais cela dépend du thème du film que j’ai choisi. La plupart des films régionaux en Inde – même les films bengalis – utilisent des chansons. Seul Satyajit Ray a fait des films bengalis sans chansons. Même les films d’horreur ont des chansons. Depuis quatre ou cinq ans, les choses changent. Les gens essaient de raconter des histoires sans chansons. Si je devais faire un film où le temps a de l’importance, et auquel le format 90 minutes correspond mieux, je n’introduirais pas de musique, car les chansons ralentissent le suspense. Mais si je devais réaliser Boudu ou Jeanne d’Arc, je mettrais des chansons.
Sous votre impulsion, et celles d’autres réalisateurs comme Mani Ratnam (réalisateur de Dil Se, une histoire d’amour sur fond de terrorisme musulman en Inde du Nord), est-ce que Bollywood est en train de changer ?
Non. Il n’y a que trois ou quatre réalisateurs qui s’intéressent à l’aspect politique du scénario. Dans le cinéma commercial indien, Mani Ratnam a fait Dil Se. Il est politiquement engagé. Veer-Zaara est aussi un film où l’on tente de parler des problèmes entre Inde et Pakistan. Mais c’est tout. Les autres continuent à faire des films fraise-chocolat. Parce que c’est comme cela qu’on fabrique des succès. Je pense que le mouvement doit grossir, et que si vous voulez que le cinéma devienne social, les réalisateurs doivent être aussi nombreux à croire aux films sociaux qu’aux histoires d’amour. Donc, dire que notre industrie est en train de changer est une idée fausse.
Quelle est l’idée principale de votre film ? Que l’Inde doit attendre un nouveau Gandhi qui lui donne les clés du progrès ?
Non, je ne dirais pas que l’Inde doit attendre. Je préférerais dire que chacun de nous a un Gandhi en lui, et qu’on ne lui a pas donné l’occasion de s’exprimer. Si vous vous asseyez pour y penser, vous le verrez probablement. C’est très métaphorique. Mais je pense que c’est vrai : vous ne devez pas attendre que quelqu’un d’autre fasse votre travail. Dans le cas de Swades, cet autre est le gouvernement. Vous devez faire la différence à votre niveau, sur les choses que vous contrôlez. Par exemple, pour obtenir l’électricité. Le film s’adresse à l’intelligentsia. Ce sont eux qui peuvent faire la différence. Parce que les pauvres ne peuvent pas prendre ce genre de décisions. Ils ont besoin d’un leader, et ce leader n’est pas très difficile à trouver. Il est dans chaque village. Le problème, c’est que les villages s’appauvrissent et que les gens éduqués migrent dans les villes, à la recherche d’un travail. S’ils restaient, alors ils pourraient changer les choses.
Que symbolise le personnage du fakir au début du film ?
C’est un rêve prémonitoire. Il y a certains messages que vous recevez et qui vous aident à décider ce que vous voulez ou ne voulez pas faire. Le fakir est un messager qui indique à Mohan quel chemin il doit suivre, et lui intime de ne pas attendre que d’autres le suivent. « N’aie pas peur d’être seul sur ce chemin. Tu dois suivre ce chemin, redécouvrir tes origines et tout ce que tu as laissé derrière toi. » La chanson parle de cela… D’ailleurs, je voulais faire revenir le personnage à la fin, mais je n’ai pas pu. À la fin, il aurait dû être là pour dire : « welcome back » ou quelque chose comme ça.
Votre principal personnage féminin, Gita, prononce un grand discours dans lequel elle prône l’égalité des hommes et des femmes. À travers elle, aviez-vous l’intention de dénoncer la condition féminine en Inde ?
Oui, c’est ce que je voulais faire, et cela ne concerne pas seulement l’émancipation de la femme. En Inde, une fille ne peut pas finir son cursus scolaire. Elle doit s’occuper de la maison, cuisiner, laver le linge. C’est ce que Mohan essaie de faire comprendre au chef du village, en lui demandant d’envoyer ses petites-filles à l’école. Pour moi, si une femme a envie de poursuivre une carrière, elle en a le droit. Si elle préfère rester femme au foyer, elle en a aussi le droit. Dans la naissance d’une nation, le rôle des femmes est très important. Une nation ne devient pas forte seulement grâce aux hommes. L’égalité entres hommes et femmes ne peut être obtenue que par l’éducation et la liberté. Dans certains médias, il y a eu des réactions fortes devant cette scène. Des réactions positives. Les femmes ont adoré.
Dans Lagaan, ainsi que dans Swades, vous dénoncez avec virulence le système des castes… Ce sujet vous tient à cœur. Mais pensez-vous que le cinéma en Inde, parce que très populaire, pourrait contribuer à changer les mentalités ?
Si vous voulez que le cinéma change les mentalités et les attitudes, vous devez faire vingt films sur le même sujet et les diffuser à la suite les uns des autres pendant au moins cinq ans. Je serais heureux qu’avec Swades, chacun se mette au moins à réfléchir un peu sur le système des castes. Ainsi, il pourra penser à ce qu’il aimerait changer – ou pas – dans le système. Je ne dis pas que le système des castes doit être éradiqué. C’est impossible. Avec beaucoup d’efforts, il est possible d’éradiquer la pauvreté. Mais le système des castes ne bougera pas. Ce qu’on peut changer, c’est une attitude, la tolérance entre castes. C’est ce que j’ai voulu dire dans Swades. Il faut s’unir, quelle que soit l’origine de chacun. Dans Lagaan, ils oublient tout pour former leur équipe. Dans Swades, ils s’unissent pour construire le système électrique.
En Inde, chaque film doit recevoir l’approbation du bureau de la censure. Avez-vous eu des problèmes avec ce bureau ?
En fait, rien dans le film ne pouvait être critiqué au niveau social ou politique. Quand j’ai écrit le scénario, j’ai été prudent. Je ne crois pas dans le cinéma sensationnaliste, je ne veux pas choquer le public, ou qu’il se lève de son fauteuil. La seule réplique dans tout le film qui pouvait choquer intervient au moment où le chef de village demande à Mohan s’il ne pense pas que l’Inde est le pays le plus grand du monde. Mohan répond ‘non, mais je pense qu’il a le potentiel pour le devenir’. Ce qui est très vrai. Vous devez avoir des sentiments nationalistes, mais rester réaliste. Les gens ont applaudi dans la salle quand ils ont entendu cette réplique.
J’ai vu beaucoup de ressemblances entre certaines chansons du film et celles de Lagaan, notamment « Yeh Tara Wo Tara » m’a fait penser à « Mitwa », et « Pal Pal Hai Bhari » à « Radha Kaise Na Jale »…
Il y a des ressemblances très fortes entre ces deux situations et celles de Lagaan. Mais, croyez-moi, je ne pensais pas : « oh, j’aime “Mitwa”, je vais faire une chanson qui lui ressemble. » C’est un hasard. Dans les autres films que j’ai fait, il y avait toujours une chanson religieuse. Dans Lagaan, elle parle de Krishna. Dans Swades, de Ram. En Inde, Krishna et Ram sont les dieux les plus importants. Dans Lagaan, la chanson évoquait le triangle amoureux entre Bhuvan, Gauri et Elizabeth (« Pourquoi Radha ne serait-elle pas jalouse ? »). Dans Swades, la chanson de Sita sert à rappeler que chacun de nous doit se débarrasser du mal et faire entrer le bien en lui-même. Je devais transmettre ce message à travers le dieu Ram. Dans « Mitwa », Bhuvan explique à chacun qu’ils peuvent prendre leurs propres décisions. Dans Swades, il dit à peu près la même chose. Nous sommes tous de castes différentes, mais ce qui définit le village, c’est que nous sommes ensemble, alors restons-le.
Shahrukh Khan est vraiment parfait dans le rôle. Le message social que vous cherchiez à transmettre était-il aussi important pour lui ?
Au moment de Lagaan, il devait en être la star. Mais il n’a pas pu. Il était occupé avec un autre film, et il pensait que Lagaan était trop dur. Il avait très envie de faire Swades, parce que je le réalisais. Mais j’ai insisté pour qu’il lise le scénario, et qu’il ne fasse le film que s’il aimait le scénario. Il l’a aimé. Et il croyait dans le message que j’essayais de transmettre.
Que répondez-vous aux détracteurs de Bollywood, qui l’accusent de n’avoir d’autre objectif que de gagner de l’argent et manipuler les masses ?
Je pense que certains films sont faits uniquement de considérations financières. Certaines maisons de production continuent à faire des histoires d’amour dramatiques, car c’est ce que le public aime. Hollywood continue de réaliser des buddy-movies, avec deux héros. Ils continuent à faire des films inspirés de Pygmalion. Je ne vois pas beaucoup de différence entre My Fair Lady et Pretty Woman. C’est le même concept, et je ne blâme pas les réalisateurs d’Hollywood parce qu’ils font toujours la même chose. Les deux doivent coexister ; ce cinéma, et un cinéma plus sérieux, adapté de classiques de la littérature. Ou un cinéma engagé socialement.
Aujourd’hui, votre nom peut suffire à faire d’un film un succès. Êtes-vous sous pression pour votre prochain film ?
Pour moi, le facteur décisif pour un film – je n’ai pas fait beaucoup de films, mais je continuerai à suivre cette voie – est le scénario. Si ma prochaine idée est un film très intimiste, et que le scénario me plaît, je le ferai. Si c’est un film épique et historique, également. Je ne dirai jamais, bon, j’ai fait un film à cinq millions, maintenant, donnez moi dix millions pour le prochain. Je ne veux pas me laisser influencer par des considérations financières.
Votre prochain film suivra-t-il la lignée des précédents ?
Hmmm, le mythe du réalisateur qui, après un premier film à succès, refait continuellement le même… Je ne sais pas si on peut déjà me le reprocher. Mon prochain film sera une fresque épique, mais je veux qu’il puisse y avoir une interprétation dans notre société moderne. Et peut-être qu’en cherchant à faire cela, je ferai un nouveau film engagé et social, avec des chansons comme « Mitwa » et « Radha Kaise Na Jale »...