Depuis 1989 et son terrible accident, Jean-Daniel Pollet, cinéaste voyageur par excellence, vivait à l’écart, dans sa ferme de Cadenet, dans le Vaucluse. C’est dans cette maison, paradis du penseur solitaire, que Pollet, pendant un an, « entre un clic et un clac » avait accumulé les photos de son quotidien, au moins une par jour. Lorsqu’il mourait en septembre 2004, Jean-Paul Fargier héritait d’un gros classeur contenant des milliers de photos. C’est à partir de ce matériau que le film a été conçu : magnifique cadeau post-mortem ; oraison funèbre dont la religiosité est de cinéma.
Quelques images vidéo : préambule douloureux d’un film déjà hanté par la mort. Pollet, filmé par sa petite-fille se courbe difficilement, corps d’un vieil homme affaibli, dernière lutte, dernier désir ; et embrasse d’un clic photographique une nature morte : des fleurs dans un vase. Ce petit début en régime vidéo mal assuré, c’est Fargier lui-même qui l’a choisi. Il place d’emblée le film dans une posture cinématographique unique : Jour après jour est une co-réalisation, pourtant dans son essence, le film est deux fois l’œuvre de Pollet. En tant que photographe : fleurs, âtre, vieux livres, banc en bois…, chaque image est une signature. Rien à dire, c’est un film de lui. En tant que dédicataire — ce film est un hommage, une réponse, un remerciement. Il n’y a pas à en douter, c’est un film pour lui.
Une brèche est ouverte dans la forme. Et c’est dans ce creux — fragile indécision, que se dessinent les contours incertains de ce beau film. Jour après jour n’est ni de Pollet, ni pour Pollet ; Jour après jour est beaucoup plus subtil : c’est un film à partir de Pollet, un film qui le traverse. Reste à entendre la respiration souterraine de sa présence ; Fargier, lui, prend ses distances — sublime humilité, manifestée encore par cette adresse : « Cher Jean-Daniel, voici ton film, un des films possibles. Il dure une heure zéro cinq. Il nous comble, nous qui l’avons fait avec toi, pour toi. Et toi ? À chaque spectateur de tisser ta réponse, en se mettant à son tour, à ta place. » Jour après jour est un cadeau post-mortem. Un écho qui nous renvoie une image de l’auteur de Méditerranée et de L’Ordre. C’est à l’orée de sa mémoire, à l’ombre des traces de son intelligence de metteur en scène que Fargier l’a conçu. En ce sens il est presque un exercice de style.
Comme dans ses films précédents, le texte berce le flot des images, les canalise ou leur fait prendre des détours inattendus ; mais les mots prennent ici une dimension autobiographique, gravée sous le signe du « je » : dernières paroles avant le trépas. Évocation de ses comas répétés, de son alcoolisme et des cures de désintoxication qui s’en suivirent, de sa main lourde à cause du fer qui armature ses bras depuis l’accident de train… « C’est pour ça que j’ai du mal à écrire. » Ce qui foudroie dans Jour après jour c’est le lien extrêmement fort qui est tendu entre les puissances de vie et celles de mort ; tout est résistance, acharnement, lutte contre l’échappement et la finitude. Retenir encore un peu de beauté, le temps d’une photographie : un peu de neige sur une écorce d’orange ; une figue ouverte, sa pulpe au jour ; des fleurs coupées, en bouquet dans un vase, ou vives, dans les champs en face de la maison. Le temps d’un « ça a été » barthesien, et le tout rendu bientôt à sa propre fulgurance, à sa propre autonomie. Pendant ce temps Pollet photographie ; il nous reste Jour après jour, magnifique poème, preuve tenace de sa volonté : « J’ai voulu voir si je pouvais durer en prenant des photos. »