Jean-Daniel Pollet est décédé le 9 septembre 2004, laissant derrière lui une filmographie d’une richesse et d’une singularité peu communes. Celle-ci a trouvé une dernière expression avec Jour après jour sorti en 2007, film posthume et ultime poème visuel dont l’achèvement avait été légué à Jean-Paul Fargier. Domine l’idée d’un cinéaste largement méconnu tout en n’excluant pas une reconnaissance précoce (notamment de Jean-Pierre Melville, des Cahiers du cinéma, de Jean-Luc Godard ou de la revue littéraire Tel Quel). Une bibliographie particulièrement maigre témoigne néanmoins de ce fait. Sa disparition fut pour beaucoup le moment de découvrir ou redécouvrir cette œuvre intrigante et foisonnante, à l’occasion de l’édition de DVD ou de nouvelles sorties en salles. Il s’agira ici avant tout de saisir le lien profond qui a uni réciproquement Jean-Daniel Pollet à l’acteur Claude Melki (1939 – 1994) dans un pan de son œuvre. Mais il conviendra aussi de mettre en perspective cette collaboration avec « l’autre » filmographie.
Le monde de Melki/Léon
Genèse
La rencontre entre le cinéaste et le comédien est le croisement hasardeux de deux trajectoires très dissemblables. L’anecdote est belle et résume la pensée ainsi que le rapport au monde et au cinéma de Jean-Daniel Pollet. Ce dernier débute dans le cadre du Service Cinématographique des Armées. Ayant en tête de filmer l’ennui le dimanche, il promène sa caméra dans les dancings de banlieue, en bord de Marne. En visionnant les rushes, se produit ce que l’on pourrait considérer comme un choc esthétique : il tombe en arrêt devant une face lunaire et une silhouette frêle et hésitante. Il s’agit évidemment de Claude Melki, jeune titi parisien, juif originaire d’Afrique du Nord, assistant tailleur dans le Sentier. Il se donne pour mission de le retrouver, distribuant aux alentours des guinguettes les photos tirées à partir des rushes tournés la semaine précédente. « C’était la rencontre ! » dit-il. Le cinéaste parvient à ses fins, Melki est retrouvé : un acteur est né, la saga Léon est en marche. Au travers de son acteur Claude Melki et de la saga Léon, Jean-Daniel Pollet élabore en cinq films (Pourvu qu’on ait l’ivresse en 1958, Gala en 1962, Rue Saint-Denis l’un des sketchs du collectif Paris vu par, en 1965, L’amour c’est gai l’amour c’est triste en 1971 et L’Acrobate en 1976, parmi eux, seuls les deux derniers sont des longs métrages) un univers cohérent, sans qu’il soit tout à fait linéaire et homogène. Il construit un personnage explicitement nommé Léon (prénom d’un oncle du cinéaste) à partir de Gala, puis lui donne un patronyme, Annassian (dont il n’est plus question dans L’Acrobate), dans L’amour c’est gai….
Décentrement social et métissage
Des figures populaires multiformes peuplent ce monde plutôt situé du côté des marges. À ce propos, on pourrait presque évoquer le phénomène d’attraction des contraires. Issu de la bourgeoisie fortunée (la famille Bel et son fameux Babybel), séduisant et séducteur (notamment selon le témoignage de Jean-François Davy), Jean-Daniel Pollet pose un regard sur ce qu’il n’est pas : des milieux et des situations, comme la difficulté de séduire, qui lui sont, a priori, étrangers. Par l’intermédiaire de son acteur et ceux qui l’environnent, le cinéaste donne ainsi une existence à un monde populeux et sympathique. Parmi eux, on trouvera Raymond dit « Ramon » interprété par Guy Marchand dans L’Acrobate ou Arlette la jeune et ingénue provinciale (Chantal Goya) de L’amour c’est gai…. Il donne naissance à un monde où n’est pas sans résonner celui de Jean Renoir, ce dernier étant, avec Chaplin, son cinéaste de prédilection. À ce titre, la présence de Marcel Dalio (le lieutenant Rosenthal dans La Grande Illusion et Robert de La Cheynest dans La Règle du jeu) qui interprète M. Paul dans L’amour c’est gai… est à relever comme un hommage appuyé.
Pourvu qu’on ait l’ivresse et Gala sont marqués par une touche très cosmopolite, comme en témoigne notamment la présence de Noirs et de personnes visiblement originaire d’Afrique du Nord. Autant de franges de la société très peu représentées à cette époque sur les écrans français. Le personnage principal de Gala n’est pas Léon mais le patron de la boîte martiniquaise interprété par Gesip Legitimus (1930 – 2000), premier producteur de télévision noir (il fut également producteur de musique et éditeur de disques, particulièrement pour la scène afro-antillaise). À ce titre, il est intéressant de constater que Pourvu qu’on ait l’ivresse, qui témoigne de cette même diversité, sort en salle accompagné, entre autres, du fameux Moi, un Noir de Jean Rouch (Le Chant du Styrène d’Alain Resnais et, pour la province, Les Vignes du seigneurs de Jean Boyer complétaient l’affiche).
Figures féminines
Quant aux personnages féminins, après la plantureuse strip-teaseuse (Dolly Bell) de Gala, ils sont très largement dominés par des figures de la prostitution à partir du segment Rue Saint-Denis de Paris vu par. Micheline Dax est la première d’entre-elles dans ce dernier, une prostituée gouailleuse, maternelle et pétaradante, « écrasant » Léon de sa grande taille. Suivra Marie (Bernadette Lafont) dans L’amour c’est gai l’amour c’est triste où Léon découvre ce qui se cache sous l’activité de sa cartomancienne de sœur. Dans le même film, Arlette (Chantal Goya), dont Léon est épris, est entraînée dans la même voie professionnelle. Enfin, dans L’Acrobate, l’environnement féminin est à nouveau peuplé de filles de joie : une colocataire (une cousine), sa coéquipière de tango (Fumée, après laquelle il court, interprétée par Laurence Bru) et bien d’autres. Si le personnage vit environné de prostituées, il les désire plus qu’il ne les « consomme ». C’est là l’un des drames de Léon, mais aussi son aspect héroïque.
Tourner le dos à la norme
Alors que le réalisateur est souvent appréhendé dans sa relation forte et fructueuse à la littérature, il est sans doute intéressant de se placer ici du point de vue des sciences humaines. Dans les années 1950 à 1970, celles-ci vont connaître des tournants épistémologiques déterminants qui vont notamment les conduire à de nouveaux questionnements et de nouveaux objets. Sous l’impulsion du renouvellement du questionnement des sources, les historiens, notamment sous l’impulsion de « l’école des Annales », quittent l’événement, les grands personnages et s’évertuent à donner une dimension historique aux humbles. La sociologie suit globalement un mouvement semblable, et il est impossible de ne pas mentionner ici la philosophie et le cas de Michel Foucault. Si Jean-Daniel Pollet ne peut être considéré, malgré une partie de sa filmographie, comme un intellectuel mais avant tout comme un intuitif, on peut toutefois émettre l’hypothèse que ce contexte de la pensée française et occidentale a pu agir sur lui. Cette tendance développe l’idée d’une attirance pour ce qui n’est pas la norme, pour ne pas dire ce qui est marginal. Léon, et en partie Claude Melki, est en quelque sorte la synthèse de tout cela : un métissage culturel marqué en même temps que le paradigme du petit gars du Paris populaire. Cet intérêt du cinéaste pour ces franges de la population n’a rien d’une quelconque fascination malsaine : il a pour seule ambition de leur donner une existence et une dignité, avec l’empathie et l’humanité qui caractérisent toute son œuvre.
Jean-Daniel Pollet – Melki/Léon : Trajectoires
Naissance d’un cinéaste
Les débuts du cinéaste n’ont rien de ceux d’un artiste maudit ou marginal. En pleine amorce de la Nouvelle Vague, Jean-Daniel Pollet, l’un des cadets de celle-ci, frappe fort avec son premier court-métrage. Il reçoit ainsi les éloges de « frères ». En mars 1959, Jean-Luc Godard écrit dans Les Cahiers du cinéma que Pourvu qu’on ait l’ivresse emprunte « la même tendresse que Raymond Queneau » mais aussi « la même férocité que Jean Vigo ». Le parrain n’est pas en reste, Jean-Pierre Melville délivre au réalisateur débutant un commentaire aussi élogieux qu’embarrassant : « Tu feras peut-être aussi bien, mais en tout cas jamais mieux. » Comme beaucoup de ces jeunes cinéastes, le deuxième film, un long-métrage, sera le plus difficile. La Ligne de mire, dans lequel Claude Melki est à l’affiche, ne sortira jamais, servant d’argument aux détracteurs de la Nouvelle Vague pour mettre en valeur l’amateurisme de ces jeunes enragés. Montée quatre fois, cette histoire de cinq jeunes gens se livrant au trafic d’armes finira dans une corbeille. Et pourtant, en 1965, Luc Moullet, qui a pu assister à une projection, le classe parmi les dix meilleurs films sortis depuis la Libération. En 1960, le constat est pourtant là, sans appel : sans vraiment perdre crédit, Jean-Daniel Pollet échoue néanmoins au seuil de son premier long-métrage, tandis que d’autres prennent leur envol. À partir de ce moment, son parcours passe, sinon par une marginalité, au moins par des chemins de traverse.
Excentrement
L’histoire de Léon est très simple : maladivement timide et maladroit, il n’arrive pas à séduire, même face aux prostituées, le passage à l’acte s’avère problématique. Telle est l’intrigue de toute la saga, un ton comique au service d’une mélancolie permanente à laquelle Claude Melki prête ses traits et son corps. Socialement décalé et subalterne, le positionnement du personnage est accompagné par une grammaire visuelle et des moyens esthétiques qui renvoient fortement à l’idée d’un dialogue permanent entre centre et périphérie. Léon est une présence qui navigue entre ces deux points, il trace une trajectoire aimantée par un mouvement centripète, mais constamment refoulée par une dynamique contraire, centrifuge. Dès Pourvu qu’on ait l’ivresse et Gala, le rapport à l’espace de Léon obéit à cette dialectique. Le dancing, dans ces deux courts-métrages, apparaît comme le lieu d’une lutte pour l’espace, où se développent des stratégies spatiales et territoriales avec l’idée de venir au centre (la piste), sans cesse désamorcée et mise en échec concernant Léon. L’idée de séduire et d’inviter une demoiselle à danser, manière indirecte de rejoindre le centre et la norme, obéissent à la même logique. Dans Pourvu qu’on ait l’ivresse, alors qu’il se trouve à un mariage (image même de la norme sociale), ce n’est que travesti qu’il parvient à inviter la mariée elle-même pour une danse. Il s’agirait donc d’un corps en trop, excentré, voué à évoluer au bord, en marge. Employé du dancing dans Gala, il est, à plusieurs reprises, filmé en contre-plongée du haut d’une cloison qui occupe une partie de l’image : sentiment d’un corps victime d’écrasement mais aussi d’isolement. Aussi, derrière un miroir, un trou dans un mur est dissimulé, de manière à observer Dolly Bell dans sa loge. D’autres le rétribuent pour se rincer l’œil. Autant d’intermédiaires et d’obstacles qui frustrent son rapport à l’espace et aux choses, toujours indirect et malaisé. Léon et son corps sont victimes d’une perpétuelle relégation vers la marge.
Confinement
La trajectoire se poursuit dans le sketch de Paris vu par et dans L’amour c’est gai…. Mais après l’excentrement, Léon prend davantage la lumière, il est le sujet et l’objet. Ce sont « ses » films et il y prend la parole (la seule chose que Pollet reconnaît avoir appris à Melki). Dans ces deux films, la tendance est au confinement du personnage, dans des espaces fermés. Celui de son domicile dans le premier, dans un recoin de l’appartement qu’il partage avec sa sœur dans le second. Dans le premier cas, l’extérieur est éludé (Rue Saint-Denis), c’est un huis clos. Dans L’amour c’est gai, Léon accède peu à l’extérieur, et celui-ci s’avère hostile lorsqu’il s’y aventure : il est l’objet de moqueries lorsqu’il se rend dans un café avec Arlette, qu’il convoite. Socialement et professionnellement, il est maintenu dans des domaines subalternes : plongeur dans un restaurant, tailleur à domicile dans l’autre. Léon ne parvient jamais aux choses qu’il entreprend. Face à la prostituée de Rue Saint-Denis, qui ne manque pas de l’impressionner, il ne passe pas à l’acte. Les dialogues aussi mettent en valeur une tension spatiale, notamment lorsqu’il évoque ses vacances annuelles en province, à Limoges. « Dans la banlieue de Limoges » précise-t-il ensuite. Une sorte de double relégation s’opère. Un été, il a voulu rejoindre la côte, mais la voiture est tombée en panne : retour dans la banlieue de Limoges. L’amour c’est gai… aggrave cette tendance au confinement, la venue d’Arlette le déplace de l’espace excentré qui lui était réservé ; comme un corps en trop dans son propre espace domestique, qui n’en est pas vraiment un pour lui.
Recentrement et inachèvement
L’Acrobate marque un changement et un retournement considérables dans cette appréhension de l’espace : accession à la piste, à la danse, à la séduction. Si le réalisateur ne signe pas une fin volontaire de la saga, il ferme la boucle ouverte avec Pourvu qu’on ait l’ivresse en 1957. Le tango prend ici possession du corps de l’acteur, libère celui-ci et lui confère une extraordinaire grâce dans des scènes phénoménales. Léon n’est plus dans le confinement, Pollet le place en présence de lieux multiples, la communication entre l’intérieur et l’extérieur est fluide (il habite un café aménagé en logement, situé en rez-de-chaussée). Ce « recentrement » du personnage est d’ailleurs très explicite notamment dans l’établissement de bains-douches (le Fjord) où il travaille. D’abord homme à tout faire, encore une fois subalterne ; dans un plan significatif, il est placé sur un minuscule tabouret sur le bord droit de l’image. À sa gauche, deux autres employés, virils et moqueurs, attendent la clientèle sur un banc stable et le font chuter de sa précaire assise. Plus tard, alors qu’il vit son ascension par la danse, il devient gérant des bains et les deux zigotos ont été remerciés : changement de statut et nouvelle place dans l’espace, Léon quitte la périphérie et les espaces de relégation. Si elle n’est pas rectiligne et s’avère ambiguë, L’Acrobate marque une rupture dans la trajectoire de la saga. Celui-ci accède à des espaces qui lui ont été refusés jusque-là. Si on excepte une courte apparition de Claude Melki dans Contretemps (1981), L’Acrobate s’avère être leur dernière collaboration et le point final de la saga Léon. Ce terme n’est absolument pas prémédité et Jean-Daniel Pollet mènera plusieurs ébauches de scénario (« écrire pour Claude » disait-il affectueusement) pour prolonger celle-ci. Malgré leur nombre, au moins cinq dont certains très avancés, aucun des projets ne prendra forme et Léon devient une figure inachevée.
Polléon ?
Le parcours du cinéaste Jean-Daniel Pollet, reconnu et méconnu, peut aussi être désigné par une certaine marginalité, terme qu’il récuse tout en reconnaissant le décalage de son positionnement dans le champ cinématographique dès le début des années 1960. Ce dialogue permanent entre centre et périphérie par l’intermédiaire de son personnage fétiche peut être perçu comme une sorte de présence de Pollet à l’intérieur de son œuvre. D’où la question de la relation du cinéaste à son personnage. Ces couples sont, en quelque sorte, un genre cinématographique. Keaton, Chaplin, Tati ou Moretti ont construit des œuvres où le couple se fond en un « cinéaste-acteur-personnage ». D’autres, comme Pollet, choisissent la médiation d’un acteur, ce cas de figure est dominé par la série emblématique d’Antoine Doinel, alter-ego complexe et relatif de Truffaut. Le cas Doinel est toutefois à dissocier de celui de Léon. L’alliance avec le cinéaste a quelque chose d’unique, elle est ailleurs : « parce que c’est lui, parce que c’est moi ». Voilà comment le réalisateur répondait à une demande d’explication sur cette saga et ce rapport à son comédien. Ce qui signifie notamment que sans Melki, Pollet ne ferait pas de comédies, et que sans Pollet, Melki pas de cinéma. Cette forte interdépendance explique, au moins en partie (le manque de sérieux et de professionnalisme sur les plateaux en est une autre), la modeste carrière du comédien en dehors de sa collaboration avec son découvreur (elle se limite à quelques « piges », notamment chez Luc Moullet, ce qui s’impose comme une évidence). Melki n’est pas la présence narcissique, même relative, de Jean-Daniel Pollet à l’écran en tant qu’entité autobiographique, mais n’est pourtant pas autre chose qu’un alter ego aussi évident qu’ambigu. On a pourtant mesuré toute la distance qui sépare le cinéaste aussi bien de Melki que de Léon, mais il s’agit indéniablement d’un « double » et d’un portrait en creux de Pollet, d’une présence. Dans L’Acrobate, la lettre « L » est imprimé sur son habit de travail, dans un autre plan, sur le même, la lettre « P ». Le thème du miroir et de la réversibilité traverse toute la saga mais aussi toute l’œuvre de Jean-Daniel Pollet.
La saga Léon et « l’autre filmographie » : Correspondances
Des filmographies ?
La « veine Melki » ne représente qu’un pan de l’éclectique filmographie de Jean-Daniel Pollet. Il ne s’agit pas de celle qui dispose des faveurs des commentateurs davantage portés vers les essais, sans doute parce que l’ambition cinématographique y est plus directe et évidente. Le mépris n’est même pas très loin pour juger cette saga Melki composée de « films doux-amers et sympathiquement populistes », c’est en tout cas ce que l’on lit dans le Dictionnaire du cinéma de Jean-Loup Passek. Quelle est donc cette « autre filmographie » de Jean-Daniel Pollet ? Elle se compose d’essais cinématographiques, un terrain où le cinéaste, qui se rêvait écrivain, trouve un terrain fertile pour nouer une riche relation entre cinéma et littérature. Signalons qu’il ne s’agira pas ici d’être exhaustif sur ce point, mais ce lien est inauguré avec Méditerranée en 1963 et Bassae l’année suivante, lorsqu’il se lie avec les écrivains de la revue Tel Quel, proche de l’avant-garde littéraire. Le texte et la voix-off de ces deux films sont ainsi ceux de Philippe Sollers, et Jean Thibaudeau devient à cette époque un ami ainsi qu’un collaborateur régulier du cinéaste. Ce dernier réalise une singulière et intrigante adaptation du Horla (1966) de Maupassant avec Laurent Terzieff et s’inspire du personnage de Robinson Crusoé dans Tu imagines Robinson (1968) avec Tobias Engels. Dans L’Ordre (1974), en collaboration avec le sociologue Maurice Born, Pollet donne la parole et un visage aux lépreux de l’île grecque de Spinalonga. Cette filmographie est guidée par une authentique dimension poétique qui se manifeste pour une capacité à transfigurer ce qui se présente à la caméra. La mélancolie, la réenchantement du réel, le temps et, pour une bonne partie, l’isolement constituent les thèmes privilégiés. Deux éléments de fascination peuplent cette veine de son œuvre : la Grèce et la Méditerranée. Ce cinéma de poésie est en quelque sorte consacré par Et Dieu sait quoi (1995), film inspiré de Francis Ponge. L’ensemble de ces œuvres s’envisage comme un dialogue perpétuel entre le visuel et le textuel. Après L’Acrobate en 1976, Jean-Daniel Pollet ne parvient plus à écrire pour prolonger la saga Léon, cette veine poétique et littéraire devient donc, involontairement, la seule. Au « populisme » des fictions classiques, on oppose donc cette tendance plus ambitieuse, parfois même taxée d’intellectualisme prétentieux. Or, plutôt que d’opposer ces deux filmographies, il est sans doute plus juste et cohérent d’être attentif aux éléments transversaux aussi bien esthétiques que thématiques qui parcourent cette œuvre.
Décentrement, solitude et mélancolie
Jean-Daniel Pollet est une figure du décentrement, faisant notamment de la Méditerranée son centre et de la Grèce, plus qu’une patrie d’adoption, un refuge. Décentrement géographique mais aussi social, comme cela a été vu. Lui-même fut donc parcouru par cette dynamique centrifuge, le tournage de Méditerranée en est une expression exemplaire : la traversée de dix-sept frontières à bord d’une Peugeot 403 avec une caméra et un assistant (Volker Schlöndorff). C’est certainement cette même dynamique qui l’a conduit à porter son regard en direction du métissage et du cosmopolite, deux composantes essentielles de Pourvu qu’on ait l’ivresse et de Gala, mais aussi des éléments constitutifs de la personne de Claude Melki. Ensuite, la solitude et l’isolement d’individus maintenus dans une marginalité aussi bien sociale que spatiale traverse toute son œuvre, jusqu’à lui-même, invalide (un très grave accident, il est renversé par un train en avril 1989) et malade (il est sous assistance respiratoire), condamné à un immobilisme dans sa ferme du Cadenet en Provence. Y a‑t-il plus forte expression de cette marginalité que celle les lépreux confinés dans une île ou bien de son Robinson réinventé ? Concernant L’Ordre, la marginalité obéit à un mouvement double. D’abord celui de l’enfermement sur Spinalonga, l’île des lépreux où ceux-ci avait constitué une (contre ?) société où Raimondakis faisait office d’autorité. Ensuite par le relogement de ceux-ci à Athènes à partir de 1958, dans un espace aménagé et délimité d’où ils peuvent néanmoins sortir librement, mais où sont finalement recréées les conditions de l’enfermement. On ne peut ici que constater les liens thématiques évidents avec Léon, un corps excentré et confiné tout au long de la saga, même si, on l’a vu, cette situation évolue dans L’Acrobate. Il n’en constitue pas moins, de même que Robinson ou les habitants de Spinalonga, une puissante expression de la mélancolie, qui est sans doute aussi celle de Jean-Daniel Pollet qui considère le genre humain comme « maudit ».
L’immuable
Lorsqu’il s’adonne au jeu de l’alphabet dans Tours d’horizon. Jean-Daniel Pollet, deux mots, curieux hasard, cohabitent à la lettre M : Méditerranée et Melki. Pour la première, il répond : « source de tout ». Pour le second : « merveille ». Ici intervient l’idée que le cinéaste ne hiérarchise pas ce qu’il choisit de présenter à la caméra. Il s’agit aussi de ne pas oublier les circonstances de la rencontre entre les deux êtres et le visage métissé de son comédien fétiche n’est peut-être rien moins qu’une incarnation de la Méditerranée. Que la chose soit humaine, minérale ou un élément du paysage, elle est avant tout un motif pour le cinéaste. Pour Pollet, ces éléments existent à l’état brut, ils n’ont pas besoin d’être beaux, la caméra se charge de les transfigurer et ce qui existe totalement est beau par essence : il ne filme pas les choses belles, il les rend belles, leur donne dignité et justice. C’est ainsi que sont placés sur un même plan le temple grec de Bassae, les faces minérales des lépreux de Spinalonga ou le visage de Melki. Ces trois entités sont également filmées comme étant immuables. Cela va de soi pour les ruines du Temple, mais il en est de même pour les lépreux, impression parfois renforcée par l’usage du noir et blanc pour capter la tragique beauté, notamment de Raimondakis. Ce dernier, dans un plan de L’Ordre, se fond avec le mur au deuxième plan. Si Melki suit une trajectoire évolutive de films en films, celui-ci garde quelque chose, lui aussi, d’immuable. Il n’est pas saisi comme Antoine Doinel à plusieurs âges de la vie. Léon est un motif et Pollet entreprend une variation autour de celui-ci.
L’éternel
La relation esthétique de Pollet au temps permet également de relier l’ensemble de la filmographie. Dans Ceux d’en face (2001), une jeune fille est chargée d’ordonner les photographies de son ami en vue d’une exposition. Parmi elles, on retrouve des images du présent, notamment de l’actualité, et des films passées : paysages (ceux de Méditerranée notamment), visages (ceux des lépreux et bien entendu celui de Melki), ruines (le temple de Bassae). S’organise une sorte de requiem basé sur cette iconographie en partie surgie du passé, une lutte contre le temps d’un cinéaste condamné à l’immobilité par la maladie. Il s’agit plus d’une volonté de donner un présent à ces images que d’établir un retour vers le passé. Melki, décédé en 1990, appartient à ce bloc temporel d’images. Aussi la réitération des mouvements d’appareil, et du textuel dans bien des films, est un motif permanent dans le cinéma de Jean-Daniel Pollet. Au sein de son œuvre, cette grammaire visuelle s’organise notamment autour du travelling, parfois circulaire, qui forme des boucles répétitives au sein des films, mais aussi entre les films, jetant ainsi un pont entre eux. Dans Dieu sait quoi, cette circularité est renouvelée et trouve une sorte d’aboutissement. Un procédé mécanique fait tourner les choses, si chères à Francis Ponge qui inspire le film, devant la caméra fixe. On retrouve ici l’immuable mais aussi la périphérie : on regarde l’objet au centre, inaccessible, depuis la marge. On tourne autour du monde, le monde ne tourne pas autour de nous. Comme pour Léon, l’accès aux choses est frustré. Ces boucles sont autant de défis lancés à l’écoulement inexorable du temps. Il est possible, par exemple, de mettre en relation Méditerranée et L’Acrobate. Le premier est fondé sur cette réitération d’une dizaine de plans (un visage féminin se regardant dans un miroir, une falaise, une fillette morte dans un hôpital…) résultant du voyage entrepris autour de cette mer à travers 17 pays. Si le second n’est pas basé sur la seule répétition, puisqu’il suit une narration classique, le cours de danse est néanmoins représenté à plusieurs reprises par un même travelling, très étiré, face au miroir de la piste. La saga Léon, certes d’une manière moins systématique, n’est donc pas dépourvue de cette réitération qui traverse l’œuvre du réalisateur et la figure de Claude Melki s’y inscrit en filigrane et parfois même s’invite au sein de cette « autre » filmographie, Ceux d’en face mais aussi Contretemps. Il y a donc bien étanchéité, circulation et correspondance entre les œuvres, nonobstant la diversité. La veine Melki n’est aucunement une périphérie au sein de cette filmographie guidée par le sensible, l’intuitif et l’émotionnel.