En 1965, Barbet Schroeder, alors jeune producteur, confie une caméra 16mm et de la pellicule couleur à six jeunes réalisateurs pour leur permettre d’illustrer six quartiers de Paris. Godard, Rouch, Rohmer, Chabrol, Douchet et Pollet investissent alors la place de l’Étoile, Montparnasse, Saint-Germain-des-Prés, la rue Saint-Denis. Les cinéastes voulaient continuer ici la révolution cinématographique commencée en 1959, à une époque après-guerre où les réalisateurs préfèrent s’enfermer dans le confort des studios et recréer, avec souvent force de clichés, le décor parisien.
Paris sera toujours Paris, décidément. Les cinéastes rendent perceptibles à l’image les inconvénients du quotidien de la ville. Bruits des travaux, amourettes et faits divers, encombrements dans les souterrains du métropolitain, la photographie de Paris reste identique à celle d’aujourd’hui. Citadin, qui n’a pas souffert de l’inconfort sonore de la ville ? Parisien, qui ne souffre pas de l’étroitesse des appartements ? Gare du Nord de J. Rouch questionne ces deux aspects avec brio. Réveillée par la construction d’un nouveau bâtiment, prometteur de réduction d’horizon, la jeune fille rêve de grands espaces quand son ami lui propose de s’installer confortablement dans un avenir de bureaucrate. La rencontre hasardeuse avec un bel inconnu stigmatisera pour elle le vertige de la liberté rêvée. Le suivra-t-elle pour une destination exotique ? La liberté fantasmée prend source dans la réalité de la ville ; la Gare du Nord est-elle lieu de destination ou lieu d’arrivée ? Chabrol, tout aussi cynique, transpose les nuisances sonores dans un couple parisien. Le réalisateur y joue d’ailleurs admirablement le père, bêtise incarnée de la bourgeoise. Leur fils, s’isolant grâce aux boules Quiès des bruyantes disputes maritales, n’entendra donc pas la chute fatale de sa mère dans les escaliers. Une terrible situation rendue prégnante par les coupures son au montage.
Paris vu par est censé condenser les principes de l’esthétique cinématographique de la Nouvelle Vague : simplicité, désinvolture du tournage rapide, improvisation de l’instant, authenticité du son direct, affranchissement de toutes les contraintes techniques et économiques. C’est l’espace de la ville que cette nouvelle génération veut investir en promouvant ce qu’ils nomment alors « le cinéma-vérité », contre la génération précédente aux films trop poétiques et irréalistes à leur goût. Ils tentent alors de renouer avec les grands anciens en suivant par exemple la manière dont les frères Lumière, Jean Renoir ou Roberto Rossellini regardaient le monde tel qu’il était. L’évolution du regard cinématographique que la Nouvelle Vague ouvre ainsi tient d’abord à l’effusion intellectuelle qui les anime (qu’ils illustrent en créant les Cahiers du Cinéma) mais aussi à l’évolution des techniques de cinéma. Les pellicules ultrasensibles leur permettent de filmer la nuit avec le seul apport des lumières urbaines, technique exploitée dans Les Quatre Cents Coups de Truffaut et À bout de souffle de Godard.
Mais il semble que, six ans après leurs débuts, les cinéastes réduisent leur vision de Paris à l’appartement parisien. Même Rue Saint-Denis présente le quotidien improbable d’une prostituée et d’un serveur dans un appartement très étroit à l’aspect minable. Paris devient ici synonyme de solitude, d’étroitesse, de désespoir. C’est caméra à l’épaule que débute Saint-Germain-des-Prés, lieu historique pour toute une génération d’étudiant. J. Douchet rend ainsi « hommage » aux mœurs libertines des frenchies, lesquels, malgré les jolies Américaines rencontrées par hasard, ne se détournent pas de leur soif de conquêtes. Une liberté sexuelle concrétisée, encore une fois, dans l’espace réduit d’une chambre de bonne. Le sketch de la place de l’Étoile d’Éric Rohmer demeure le seul à rendre compte de l’espace grâce à la caméra qui suit les longues allées et venues du personnage à travers la place. La Place de l’Étoile devient ainsi le personnage principal, véritable obstacle pour l’homme avec la danse incessante de ses voitures et ses dangereuses traversées piétons. La mort n’est jamais très loin, elle réside même au bout d’un parapluie. Dès lors, la place de l’Étoile crée le fait divers, histoire urbaine bien connue des citadins.
Dans son premier grand entretien aux Cahiers comme cinéaste, en 1962, Godard déclarait : « Ce qui m’aide à trouver des idées, c’est le décor. Souvent, même, je pars de là. […] Je me demande comment on peut placer le repérage après la rédaction du scénario. Il faut d’abord penser au décor. […] On ne vit pas de la même façon dans des décors différents. Nous vivons sur les Champs-Élysées. Or, avant À bout de souffle, aucun film ne montrait l’allure que ça a. Mes personnages le voient soixante fois par jour, ce décor, je voulais donc les montrer dedans. On voit rarement l’Arc de Triomphe au cinéma, sauf dans les films américains. » (Cahiers du cinéma n°138, Spécial Nouvelle Vague, décembre 1962). Projet ambitieux dont on regrette que le sketch ici présenté réduise le décor de Paris à un hangar de pièces détachées de voiture dans lequel une jeune Parisienne tente vainement de faire croire à l’homme qu’il est le seul dans sa vie…
Pour un panorama complet de cet exercice sur Paris, signalons qu’en 1984, une nouvelle série de courts-métrages sur Paris est réalisée par de jeunes cinéastes. Le projet s’intitule logiquement Paris vu par… vingt ans après. Aux auteurs de la Nouvelle Vague succèdent donc Chantal Akerman (J’ai faim, j’ai froid), Philippe Garrel (Rue Fontaine), Frédéric Mitterrand (Rue du Bac), Bernard Dubois (Place Clichy), Vincent Nordon (Paris-Plage) et Philippe Venault (Canal Saint-Martin).