Deux précédents longs métrages, Une hirondelle a fait le printemps et Joyeux Noël, ont consacré Christian Carion comme un réalisateur technicien consciencieux, mais dénué de toute personnalité — à moins que ce ne soit cette pénible tendance à vouloir fédérer tout le monde autour d’un propos « universel », c’est-à-dire : consensuel, lénifiant, rassembleur par avance et surtout n’engageant à aucun parti pris individuel de cinéaste. Et il sait se donner les moyens pour cela. Dans Joyeux Noël, il reconstituait une édifiante anecdote réelle (la brève fraternisation entre soldats ennemis au cours de la Première Guerre mondiale) avec les détails matériels idoines sur la vie dans les tranchées, mais seulement pour illustrer servilement un manège de bons sentiments dégoulinants, nous rappelant à quel point la guerre est horrible, surtout pendant les réveillons, et même que la musique adoucit les mœurs.
Avec L’Affaire Farewell, il s’offre un nouveau rendez-vous avec le « based-on-true-facts » à la française : dans les années 1980, à la veille de l’arrivée au pouvoir de Gorbatchev, un officier du KGB livra aux services de renseignement du bloc de l’Ouest — par la curieuse entremise de la DST — l’état de l’infiltration de sa propre agence en Europe et aux États-Unis, fragilisant ainsi sévèrement le régime de l’URSS à l’insu du grand public. Persistant à se frotter — en abusant certes un peu moins des grandes orgues que la fois précédente — aux petites histoires qui font la grande, il ne fait néanmoins que confirmer le regard de pur décorateur appliqué qu’il porte sur cette dernière. La grande histoire se résume pour lui à une ancienne et imposante façade qu’il convient d’entretenir avec soin, à une pléthore de photos, de bâtisses et d’accessoires d’époque que le cinéma n’aurait qu’à reproduire pour entretenir religieusement la mémoire. Quant aux gens, aux événements, aux idées, à tout ce qui peut s’agiter dans les espaces entre ces détails matériels et faire du film un peu plus qu’un immense décor, il les traite comme d’autres accessoires sans plus d’importance que la brillance du lambris et des carrosseries des voitures. Tout ici ne fait que de la figuration, posant pour la photo d’ensemble certifiée « c’était comme ça ».
Ainsi la reconstitution — faite en Ukraine — du Moscou des années 1980 est-elle irréprochable, au ton de couleur près, à la Lada près, ce qui rend sans doute la ville un peu moins grise que dans les représentations conventionnelles d’autres films. Ainsi la bande musicale est-elle judicieusement choisie dans les morceaux cultes de l’époque — et plutôt maligne pour le coup, les espions usant de la musique pour protéger leurs conversations des écoutes. Ainsi les costumes, les montures de lunettes et les coupes de cheveux sont-ils bien dans le ton. On a même droit, fait assez rare, à non pas une, mais une poignée d’interprétations d’hommes politiques réels, Gorbatchev, Reagan et même Mitterrand. Voilà pour le tableau. Mais dès qu’il s’agit de l’animer un peu, de se détacher de la reproduction appliquée pour donner vie à l’ensemble — avec des personnages dotés d’un peu de chair, des considérations qui dépassent le rase-mottes, de vrais enjeux — le film s’affaisse, trahissant toute son inconsistance et la courte vue de son maître d’œuvre.
Carion veut jouer à la fois à la leçon d’histoire consciencieuse et au thriller nourri à une actualité, mais il n’a pas la moindre idée pour concrétiser son ambition. Pour se raccrocher aux bouleversements en marche, il lui suffit de les évoquer comme une vérité révélée sur un ton prophétique sentencieux : ici un Gorbatchev pas encore président qui se prend à prononcer le mot « perestroïka » pour la forme, là un personnage central d’agent double convaincu — et le film acquiesce servilement — qu’il œuvre à « changer le monde ». Difficile tout de même de partager l’entrain de cet agent « Farewell » que le film cherche tellement à rendre aimable à tout prix, à en évacuer toute ambiguïté, que lui et ce qu’il véhicule en deviennent tout à fait désincarnés, malgré l’épaisseur du jeu de Kusturica : une bien noble âme, francophile et amateur de poésie, ce qui ne gâche rien, encline à la méditation et décidée à se sacrifier pour sa cause. Mais toute L’Affaire Farewell est ainsi. Tandis que son semblant de réflexion se dissout, la mécanique du film de genre et du spectacle n’y excède la reproduction au premier degré des ficelles les plus mangées aux mites (les vieux effets de suspense, les personnalités des espions, leurs vies de famille compliquées) que pour verser dans un sentimentalisme porté parfois par des idées visuelles intéressantes, mais ne servant qu’à alimenter les petits clichés animant les personnages au lieu d’emballer toute la machine. Au fond, Carion ne voit guère le cinéma autrement : une coquille resplendissante qu’il suffit de gorger du tout-venant de forme et de fond propre, pense-t-il, à contenter le public des grands et petits écrans — car le résultat n’aura évidemment que la finalité consensuelle et lisse d’un téléfilm luxueux. Dans une ou deux scènes dont on se demande encore ce qu’elles font là, Ronald Reagan, l’ancien acteur de westerns, visionne L’Homme qui tua Liberty Valance et devise sur l’importance du point de vue. Carion nous suggérerait-il que lui-même en aurait un sur ce qu’il raconte, une idée, simplement une conscience ? On n’est pas convaincu, pas plus qu’on n’est séduit par son joli monument occupé par le vide.